JOURNAL D'UN GAMIN WALLON DE 1930 À 1945

TABLE DES MATIÈRES

  1. EN GUISE D'AVANT-PROPOS
  2. LES TEMPS HEUREUX D'AVANT LA « DRÔLE DE GUERRE »
  3. LES « IMMIGRÉS FLANDRE » À GILLY
  4. LA VIE GILLYCIENNE
  5. L'ÉCOLE PRIMAIRE D'ALORS
  6. LOISIRS ET ACTIVITÉS
  7. LA DRÔLE DE GUERRE
  8. LA GUERRE (LA VRAIE CETTE FOIS !)
  9. LES DÉLICES DE L'ORDRE NOUVEAU
  10. MAIS OÙ SONT DONC LES RIPAILLES D'ANTAN ?
  11. LES HEURES SOMBRES DE L'OCCUPATION
  12. LA NOSTALGIE DES TEMPS HEUREUX
  13. JEUX DE GAMINS
  14. ET LA VIE CONTINUE
  15. À L'ÉCOLE
  16. LES RAIDS AÉRIENS
  17. LA LIBÉRATION
  18. EN CONCLUSION

EN GUISE D'AVANT-PROPOS

Après tellement d'années, il est difficile de répartir en une chronologie, même approximative, les événements et surtout les petits incidents quotidiens dont on a été le témoin direct ou indirect. L'idée de tenir un journal ne m'a jamais effleuré; j'avais en tête bien d'autres choses moins fatigantes. Par ailleurs, un enfant est loin de s'imaginer qu'il pourrait avoir la chance d'atteindre un jour la vieillesse. Pour lui, cet âge est synonyme de décrépitude et se situe tellement loin qu'il ne peut être perçu à l'œil nu.

Ce qui va suivre est inspiré par la nostalgie de sa jeunesse qu'éprouve tout adulte, nostalgie qui s'amplifie au fur et à mesure que l'âge avance et que les souvenirs d'enfance restent étonnamment palpables alors que les événements récents désertent souvent la mémoire. Par ailleurs, il me semble important de décrire aux enfants d'aujourd'hui la vie des gosses et leur environnement voici plus d'un demi-siècle. Ces détails de la « petite histoire » apparaissent rarement sur les écrans de télévision, ces hypnotiseurs permanents de la vie actuelle.

Je sauterai parfois sans transition d'un sujet à l'autre au fur et à mesure que les souvenirs me passent par la tête et sans donc obéir strictement à un horaire ou un calendrier établis; il ne s'agit nullement ici d'un essai historique mais plutôt d'un pêle-mêle de « contes de grand'père » qui seront donc fréquemment émaillés d'apartés.

Je donne, dans la foulée, les traductions du wallon en français. Mon orthographe du wallon ne se soumet à aucune des règles qui ont surgi il y a peu d'années et sont toutes consacrées aux dialectes particuliers à leur région. J'écris donc mon wallon comme le faisaient Horace Pièrard et les auteurs que j'ai personnellement connus : Georges Fay et Ben Genaux.

Les dialectes varient d'une région à l'autre. Je citerai ici un extrait de l'excellent Dictionnaire de Mr. P. DEFAGNE (1984) qui nous dit : « Certains mots, certaines tournures sont d'usage chez les uns et totalement ignorées chez les voisins. Des variantes existent d'un village à l'autre ».

À Frasnes et dans le Brabant Wallon, une fourmi s'appelle « èn furmuche » ou sa variante : « frumuche » dont la source est indéniablement latine. Mais à Gilly ce sera « èn coupiche » d'origine mystérieuse. Il y en a bien d'autres mais ces comparaisons sortent du cadre de ce petit ouvrage.

 

LES TEMPS HEUREUX D'AVANT LA « DRÔLE DE GUERRE »

À Frasnes-lez-Gosselies, mes grands-parents paternels : Zéphyrin Flandre et Jeanne Ypersier et mes grands-parents maternels : Antoine Decoquibus et Maria Ladrière étaient voisins immédiats. Mes parents : Eugène et Nelly, vivaient chez Zéphyrin et Jeanne. La maison de ces derniers était la première dans la rue Cambier, rebaptisée bien plus tard rue Zéphyrin Flandre, qui unissait le quartier du « Marais », où nous vivions, à celui du « Roux », sur la chaussée de Charleroi à Bruxelles. Frasnes, également rebaptisé depuis « Les Bons Villers » était alors un village important qui comptait environ 2.500 âmes. J'y ajoutai ma bruyante présence vers les 16 heures du 15 novembre 1929 au moment où « les èfants èrpassunnent di l'èscole* », c'est-à-dire l'école des garçons, proche de la chapelle N.D. du Roux qu'on pouvait voir de ma maison natale. L'école des filles, « chez les masœurs** » se situait dans un autre endroit du village et à une distante rassurante car on ne croyait pas encore aux vertus de l'éducation mixte.

Je n'ai évidemment aucun souvenir de ma naissance dont on m'a dit plus tard qu'elle fut difficile et que le médecin de famille, le vieux Dr. Campion, utilisa les forceps. La nature m'avait certainement doté d'une grosse tête et la photo rituelle, en naturiste étalé sur une peau de mouton, en fait foi.

Mon grand-père paternel, chargé aussi d'assumer la responsabilité de parrain de baptême, s'en fut donc déclarer l'événement à la Maison Communale où les multiples charges officielles de l'époque étaient assumées par un seul homme, Monsieur Willame, instituteur retraité et Secrétaire Communal. Mon grand-père avait décidé que, à l'instar du sien, mon prénom serait unique dans la commune et il avait opté pour « Valère ».  Comme il s'agissait d'abord de procéder aux libations d'usage dans les cinq ou six cabarets proches de la Maison Communale, quand arriva le moment de coucher mon pédigrée dans le grand registre officiel, le Secrétaire Communal, qui n'avait apparemment jamais lu Molière, orthographia « VALAIRE » au lieu de Valère. Les deux compères étaient fortement imbibés et l'erreur, constatée bien plus tard, ne pouvait plus se corriger alors que par une décision d'un Tribunal Civil. J'eus donc l'insigne particularité d'être le seul prénommé VALAIRE, non seulement à Frasnes mais probablement aussi dans tous les pays d'expression française.

Toujours d'après ce qu'on me raconta plus tard, je subis, vers l'âge de deux ans une très grave maladie (pneumonie ?) qui faillit bien mettre un terme prématuré à un avenir que tous, sauf moi bien sûr, espéraient brillant.

Mon père et mon « parrain Zéphyrin » étaient tous deux typographes à l'Imprimerie Provinciale du Hainaut, installée alors dans une aile de l'Université du Travail Paul Pastur à Charleroi. Pour gagner Charleroi, il fallait prendre le train en gare de Frasnes à vingt minutes de marche de la maison - c'était pas de la tarte, à cinq heures du matin, surtout par temps de neige ou de verglas - on changeait de train à Fleurus pour arriver à la gare de l'Ouest à Charleroi et se taper à nouveau trois km jusqu'au lieu de travail. La journée terminée, on remettait ça en sens inverse. Incidemment, on travaillait aussi le samedi.

Mon « parrain Antoine », qui avait travaillé comme forgeron à l'Arsenal des Chemins de Fer à Luttre, bénéficiait de la retraite prématurée car il souffrait d'une angine de poitrine contractée alors qu'il était prisonnier en Allemagne pendant la première guerre. (Je me gardai bien de jamais le lui dire mais, par vanité infantile et pour fasciner mes petits condisciples de l'école primaire, je lui accordai la promotion éblouissante de « Mécanicien de Locomotive » Je n'osai cependant pas aller jusqu'à préciser : « sur les Grandes Lignes Internationales »).

Comme tous les bébés du monde, sauf évidemment ceux des pays actuellement « en voie de développement », je me mets donc sérieusement à manger et boire. Il s'agit ensuite de salir mes langes et dormir, cette dernière inactivité de préférence dans la journée quand tout le monde est éveillé, puis de gueuler comme un perdu, surtout la nuit, quand tous aimeraient dormir, cet exercice bruyant ayant pour unique but de me constituer des poumons solides pour les démolir plus tard à coups de cigarettes.

Je dois avoir environ trois ans quand mon père, fatigué de ses contributions à la Société Nationale des Chemins de Fer Belges, décide de nous établir à Gilly - à dix minutes en tram de son lieu de travail - où il loue une maison dans la rue du Calvaire, pendant environ un an, puis dans la rue St Joseph, proche d'une école gardienne où je passerai six mois sous la douce férule de Madame Robert qui m'apprendra à lire avant même d'entrer en première primaire. Après la rue St Joseph, nous emménageons dans le logis acheté par mes parents au 41 de la rue des Grandes Vallées. Entre-temps, mes grands-parents maternels sont venus louer une maison minuscule dans la rue du Louvy, à 500 mètres de chez nous. Ils viendront finalement vivre avec nous dans la rue des Grandes Vallées.

À cette époque, nous sortons à peine d'une crise économique internationale qui vient de mettre des myriades de travailleurs sur le pavé. Mon père et mon grand-père ont eu la chance de garder leur emploi et de pouvoir même aller en vacances. En effet, l'Université du Travail possédait, sur le littoral, son propre centre de vacances : le Home Paul Pastur où les employés de l'Imprimerie Provinciale pouvaient villégiaturer en dehors des périodes de vacances scolaires. J'ai peu de souvenirs de ces vacances car j'étais encore très jeune mais nous sommes allés plusieurs fois à Coxijde où se dressait le home. Nous bénéficiions ainsi d'une chance exceptionnelle; peu de gens en effet pouvaient se vanter, à l'époque, d'avoir vu la mer.

Là, et à nouveau d'après ce qui m'a été relaté plus tard, je fus le triste héro d'un incident malodorant. Nous avions mangé des crevettes grises, que j'appelais des « bèbêtes » et que mes parents épluchaient pour moi à une vitesse qui satisfaisait à peine mon rythme de déglutition, quand j'éprouvai le besoin d'être emmené aux toilettes. Arrivés là, maman soulève le couvercle et tire la chaîne de la chasse. Confronté avec un déluge bruyant et menaçant je m'imagine probablement que la mer envahit les installations sanitaires et, déculotté, je me sauve dans le café en hurlant et en répandant dans mon sillage ce qui était destiné au « cabinet à chasse », une invention que je venais de découvrir.

Il conviendrait sans doute de présenter maintenant les acteurs principaux de ma petite saga familiale.

Antoine Decoquibus : je n'ai guère eu le temps de le bien connaître car il est mort subitement un mois avant mon onzième anniversaire. L'image que j'ai gardée de lui est celle d'un homme trapu et costaud, d'une intransigeance absolue, têtu comme une mule et qui ne prétendait pas que l'on discutât son autorité. Il possédait un certain degré d'instruction acquis surtout par de nombreuses lectures. De religion catholique, il n'assistait cependant pas aux offices, n'entrait jamais dans un édifice religieux mais lisait tous les soirs un passage de la Bible. Cette Bible, une édition non expurgée, était donc différente de celle autorisée par l'Église de Rome.

Capturé par les Allemands, en août 1914, alors que sa compagnie de Chasseurs à Pied reculait de Liège à Anvers, et incarcéré dans un camp en Allemagne, il refuse de travailler en brandissant naïvement le texte de la Convention Internationale de Genève. Les Allemands sont évidemment d'un avis contraire et, pendant la journée de travail, Antoine se retrouve ligoté, torse nu, à un poteau, au milieu de l'esplanade du camp sous le soleil impitoyable d'août sans manger ni boire. J'ignore combien de temps il a tenu le coup mais quand il capitula, il fut expédié dans une mine de sel.

Il survint, après la guerre, une sorte de vendetta familiale qui le décida à répudier ma tante Madeleine, l'aînée de ses filles, un interdit qu'il imposa strictement à son épouse et ses deux autres filles qui n'osèrent jamais y déroger.

Sa fille cadette, Denise, vivait avec les parents de son mari, Alex Guignet, à Villers-Perwin. Alex maltraitait fréquemment Denise - elle mourut d'ailleurs relativement jeune, victime des sévices physiques et mentaux qu'elle avait constamment subis - A plusieurs reprises, Antoine s'en fut à Villers pour y rosser copieusement Alex. Un soir, il alla même jusqu'à l'attendre à proximité de la gare de Villers, son revolver en poche, il était décidé à refroidir Alex qui, heureusement n'avait pas pris le train ce soir là et avait été ramené chez lui sur la moto d'un copain.

À Gilly, je passais parfois la soirée et la nuit chez mes grands-parents et, je devais avoir 8 ou 9 ans à l'époque, je me souviens d'un incident particulier. Parrain Antoine et moi jouions une partie d'Anagramme, un jeu de cartes marquées chacune d'une lettre dont il s'agissait de former des mots. Fièrement, j'aligne « damné », le parrain Antoine conteste immédiatement le mot et me dit qu'il doit s'écrire « danné », discussion, on ouvre le Petit Larousse qui prouve évidemment que j'ai raison. Sublime, Antoine déclare « y a une faute dans le dictionnaire » (sic). Je continue à protester et je ramasse une baffe qui me fait voir 36 chandelles - Le bougre avait des paluches comme des battoirs - Fin de l'incident.

Dès son arrivée à Gilly, il se lança à la découverte de tous les quartiers de la commune et il connut bien vite la topographie de Gilly ainsi que le nom de la plupart de ses rues, ruelles et impasses. Quand c'était possible, il m'emmenait souvent avec lui. Il avait ce don d'engager une conversation amicale et instructive avec les inconnus qu'il rencontrait. Ces derniers l'identifiaient immédiatement comme « étranger » à cause de son wallon frasnois et se montraient invariablement amicaux.

Il gardait son revolver - pour lequel il ne possédait évidemment pas de permis - dans le tiroir de sa table de nuit. Mon lit était dans leur chambre et j'ai souvent et furtivement examiné cette arme sans oser jamais y toucher tant le grand-père m'inspirait une sainte frousse. C'était quand-même là une grave imprudence de sa part car cette arme était constamment chargée. À l'époque, c'était déjà une antiquité datant vraisemblablement du siècle précédent et qui se chargeait avec des cartouches dites « à broches ».  Dans les premiers jours de la guerre et avant que nous quittions la maison, Antoine fit fondre la graisse à frites, submergea son « artillerie » dans la graisse qu'il laissa refroidir avant d'aller enterrer la marmite dans le jardin. Dès son retour, il tenta sans succès d'exhumer le tout. Il soupçonna le vieux « Zîrè », deux maisons plus loin, d'avoir observé l'inhumation et d'avoir récupéré l'objet dès notre départ. Les soupçons ne furent évidemment jamais prouvés et ce fut heureux pour la santé du vieux « Zirè ».

Maria Ladrière : plutôt effacée, je présume qu'elle subissait la forte personnalité d'Antoine mais n'allez cependant pas croire qu'elle était faiblarde, loin de là. Elle était aussi profondément croyante mais n'assistait pas non plus aux offices religieux. Elle avait la réputation de guérir les brûlures et autres bobos superficiels mais elle refusa toujours d'exercer ce don sur moi car elle me considérait comme un païen et la procédure impliquait la récitation et la répétition de certaines prières ou litanies. Elle réussit cependant, avec l'aide de son mari, à m'apprendre le Notre-Père et l'Ave Maria. Elle survécut longtemps à Antoine. Tous deux séjournaient souvent chez des amis, les Ligots, à Tihange - j'en parlerai plus longuement plus loin - et c'est là qu'Antoine est mort d'une crise cardiaque en 1941. Maria y fut prise de maladie mais fut ramenée à Gilly pour mourir chez mes parents vers 1955. Tous deux sont inhumés au cimetière de Frasnes.

Zéphyrin Flandre : Il me faudrait bien des adjectifs pour le décrire tel que je l'ai connu et tel que je le vois encore dans ma perspective actuelle d'adulte. Il était d'une immense bonté, honnête, infatigable au travail. Libre penseur et anticlérical, il était cependant respectueux sans ostentation, des membres du clergé. Si le paradis, auquel il ne croyait pas, existe cependant il y aura probablement été admis en priorité alors que des troupeaux de faux-dévots attendaient encore dans l'antichambre. Membre de l'opposition au Conseil Communal - et ce sans interruption pour plus de trente-cinq ans - il fut toujours profondément respecté par tous ses adversaires politiques pour son intégrité exceptionnelle. Participant actif dans un nombre imposant de comités, il ne manquait pratiquement jamais d'assister aux réunions, souvent tenues le soir alors, qu'il revenait du travail quotidien vers les 19 heures. Le présent récit évoquera certaines des facettes nombreuses et attrayantes de cet homme extraordinaire.

Jeanne Ypersier (plus communément appelée Jeanne Persière) : un caractère peu facile, explosif même mais qui ne parvint jamais à ébranler le flegme immuable de son Zéphyrin. Son défaut le plus marqué consistait à me gâter outrageusement mais elle pouvait aussi se montrer très sévère. Alors que je n'avais que trois ou quatre ans, elle subit une très grave maladie. Elle s'en sortit grâce à l'intervention d'un chimiste namurois, Alfred Goffe et d'un médicament de son invention : le « Ferment Chevrotin » et ce, alors que la fanfare locale répétait déjà pour ses funérailles - civiles évidemment. Anticléricale plus ardente même que son mari elle n'aurait cependant jamais, pour tout l'or du monde, servi de la viande un mercredi et un vendredi saint.

Nelly Decoquibus : ma mère n'eut guère la chance de s'instruire, elle savait lire mais à peine écrire. Elle fut néanmoins envoyée en apprentissage et devint une bonne couturière/culottière. Ses parents l'envoyèrent aussi « en service » ; elle travailla, je crois, dans plus d'une famille. À Bruxelles et dans un de ces milieux bourgeois, le fille ainée traitait ma mère de « sale paysanne ».  Des gens très comme il faut, évidemment.

Comme j'étais fils unique, elle me gâtait forcément mais il ne s'agissait pas, quand j'étais môme, d'aller à l'encontre de son autorité. Elle souffrait, vis à vis de mon père, et de moi plus tard, d'un complexe d'infériorité dû surtout à son manque d'instruction scolaire. Elle pouvait cependant montrer les griffes à l'occasion et surtout à l'égard du « paternel » quand il avait bu un verre de trop. Élevée par des parents durs, elle savait à peine exprimer ouvertement son affection, même à mon égard, modelant ainsi, sans le savoir ni le vouloir, mon attitude sur la sienne c'est-à-dire une réticence à exprimer ouvertement mon affection pour mes propres enfants.

À Gilly, elle travailla pendant un temps chez Alfred et Laure Suain, des tailleurs dans la chaussée de Châtelet. Excellente cuisinière, elle fut aussi occupée avant la guerre à l'hôtel Métropole, aux Quatre-Bras. Elle préparait aussi les repas de premières communions et de mariage - sauf bien sûr pendant la guerre - je l'accompagnais souvent dans ces tâches aux cours desquelles j'appris les rudiments de la cuisine.

Eugène Flandre : dans sa jeunesse, membre du Cercle Dramatique de Frasnes et joueur de balle pelote, il jouait aussi de la petite flûte dans les bals villageois.

Il avait accompli sa préparatoire à l'École Normale mais opta bientôt pour l'imprimerie plutôt que pour l'enseignement. Tout comme Zéphyrin, il avait une connaissance approfondie de l'orthographe et de la grammaire. En ces temps là, un bon élève pouvait écrire sans fautes après l'école primaire - un performance rarissime à l'heure actuelle, même après les « Humanités ».  Un typographe fier de sa profession se considérait seul responsable de la correction des fautes éventuelles apparues dans toute épreuve manuscrite lui soumise pour impression et, même après le tirage d'une première épreuve, il était rare que le texte eut à subir des corrections finales.

Tout comme son père, Eugène participait à de nombreux comités : Syndicat du Livre, Fédération de Balle Pelote, Les Sports Ouvriers, Comité Central du Parti Socialiste à Gilly. Après la guerre, il créa le Groupe Folklorique des Wallons de Gilly et devint aussi membre du Conseil Communal à Gilly et bien plus tard encore, à Thirimont mais ces derniers détails dépassent le cadre de la présente narration.

À la mise à la retraite de son père, il succédera à ce dernier comme « chef typo » à l'Imprimerie Provinciale du Hainaut.

 


*les enfants « repassaient » : revenaient de l'école
**« ènn masœur » : une sœur (religieuse)

 

LES « IMMIGRÉS FLANDRE » À GILLY

Après cette présentation nécessaire des protagonistes essentiels, reprenons donc le fil de l'histoire.

J'entre en première primaire à l'école du Centre, au carrefour du Gazomètre où je passe environ trois ans avant que s'ouvre la « Nouvelle École du Centre », un complexe d'avant garde pour l'époque qui compte même un « Quatrième Degré », une salle de gymnastique et une salle d'ablutions où nous pouvons nous offrir une douche hebdomadaire. Le tout est contigu à la plaine des jeux où se déroulera chaque année la très courue « Ducasse Wallonne » organisée par les écoles communales dans le but évident de faire râler les écoles libres. Pendant les vacances, la plaine des jeux accueille aussi les gosses qui y jouent sous la conduite de moniteurs et échappent ainsi aux dangers de la rue. Il n'y a malheureusement pas de piscine et beaucoup d'enfants pousseront jusqu'au Stade Jules Hiernaux, à la Neuville et quelques kilomètres seulement de Gilly Centre et qui possède ce luxe aquatique.

Mes instituteurs seront successivement Messieurs Lebon, Mal, Renalstienne, Martin et Masuy. Tous des pédagogues de premier ordre pour lesquels la discipline ne posait aucun problème. En ces temps là, on apprenait déjà à lire en « gardienne » selon une méthode qui avait fait ses preuves, le « ba, be, bi, bo, bu... la pipe de papa, la robe de Noémi », etc. Tout cela a été balayé et remplacé par l'imbécile « méthode globale » dont mes deux filles seront parmi les premières victimes dans les années cinquante.

Revenons à notre Ducasse Wallonne qui s'ouvre le premier samedi des grandes vacances par un spectacle qui se veut impressionnant de gymnastique, callisthénie et exercices divers exécutés par les enfants des écoles mais qui laisse beaucoup à désirer du côté synchronisation. Il faut noter que ces spectacles commencent dans l'après-midi pour permettre aux papas revenus du travail d'avoir pris un bain dans la bassine en zinc puis endossé le costard du dimanche. En attendant, les organisateurs, membres du corps enseignant, ont été soumis aux chaleurs de la saison ainsi qu'aux tentations irrésistibles des buvettes et la discipline du spectacle en souffre donc quelque peu mais, au bout du compte, tous étaient heureux. Les mamans avaient l'œil humide et le cœur content et les papas pouvaient s'humecter sereinement l'estomac.

Gilly célèbre aussi à l'époque plusieurs ducasses annuelles dont la ducasse du Centre, Place Communale, et deux kermesses paroissiales : aux Haies et au Village (Sart Allet). Ajoutez à cela une demi-douzaine au moins de ducasses de quartier. Un autre événement majeur, la braderie de Gilly, se déroule le premier week-end d'octobre et transforme la commune en un immense marché où chaque commerçant vaque à ses affaires sur son trottoir. Gilly est alors en liesse, des manèges forains occupent les trois places publiques - Haies, Centre et Village - On y danse le soir ainsi que dans la plupart des cafés et la commune entière baigne dans une atmosphère très breughélienne.

 

LA VIE GILLYCIENNE

La commune qui compte plus de 20.000 habitants à l'époque, est bourdonnante d'activité. Ses industries diverses comprennent plusieurs charbonnages, une grosse usine d'outillages, curieusement appelée « le Gazomètre », une câblerie qui équipe surtout les houillères, une verrerie aux confins de Lodelinsart et Gilly, une fabrique de contreplaqués et, enfin, un grand nombre de petites entreprises artisanales. Je ne me souviens d'aucune brasserie mais d'une distillerie qui concoctait une sorte d'apéritif appelé « Le Chien Vert ».  Je n'ai jamais découvert la raison de cette appellation canine et et de son coloris étrange.

Gilly se vantait aussi de posséder son équipe de football : « les gaïoles* ». Le terrain se situait le long de la chaussée de Montigny et le local dans un bistrot voisin : chez « Goffin ».  Les Gaïoles, quand le match touchait à sa fin et que le score était à leur avantage, avaient cette exaspérante habitude de mettre constamment la balle hors jeu afin de gagner du temps. Leur réputation peu flatteuse se répandit très vite et, même en Grande Bretagne, on entendit bientôt les spectateurs hurler « DJILLY » contre toute équipe qui tentait d'utiliser cette méthode peu honnête.

La balle pelote était certainement le jeu le plus populaire et Gilly comptait plusieurs équipes. Dans mon enfance, il ne se trouvait déjà plus guère d'amateurs de la « petite balle au tamis », un jeu très rapide dont le service, « èl lîvrée** », s'effectuait en faisant rebondir une balle très dure, au diamètre d'environ 3 cm., sur une peau de tambour tendue sur un trou circulaire dans le sol. Le service consistait donc à prendre cette balle au bond. Les joueurs portaient un gant en cuir durci fort semblable à celui de la pelote basque. La rapidité du jeu et la dureté de la balle faisaient de cette dernière un projectile dangereux et le sport tomba en désuétude après plusieurs accidents graves parmi les spectateurs. Il fut remplacé par la balle pelote, tellement populaire, que les finales des championnats nationaux se déroulaient, sur le ballodrome de la Place du Sablon à Bruxelles et que le Roi en personne remettait les trophées aux vainqueurs.

Les courses cyclistes s'organisaient surtout autour des ducasses locales mais, à l'échelon national et même international, des compétitions comme « la Flêche Wallonne », le « Tour des Flandres », Paris Roubaix et surtout le Tour de France, accaparaient l'attention des Gilliciens.

Le vélodrome de Charleroi se situait là où s'élève maintenant le Palais des Expositions et mon père m'y emmena plusieurs fois alors que j'étais encore tout môme. Ces courses sur piste : fond, poursuite où vitesse étaient des plus spectaculaires. Pour les combats de boxe au niveau régional, on érigeait un ring au centre même de la piste en bois. Gilly produisit un boxeur, Biron, qui eut son heure de gloire; à la même époque, Frasnes possédait aussi son champion local : Gaspard Deridder.

Dans cet énorme complexe industriel que formait alors le « Bassin de Charleroi », Gilly comptait évidemment une grosse majorité de prolétaires et ses quelques 20.000 habitants fournissaient un nombre considérable de gamins et gamines dont bien peu faisaient preuve d'ambitions académiques mais qui tous devaient, bon gré mal gré, se soumettre aux impératifs de la scolarité obligatoire. La commune comptait une douzaine d'écoles primaires, officielles et libres, une « école moyenne » et « un quatrième  » degré, sorte d'école professionnelle.

Charleroi offrait les Aumôniers du Travail et l'Université du Travail qui formaient des ouvriers spécialisés et même des ingénieurs. Au niveau supérieur des études plus classiques, on y comptait aussi l'Athénée Royal, les Collèges des Jésuites et St Joseph pour les garçons, le Lycée Royal et l'Institut Notre-Dame pour les filles. Châtelet avait aussi son Athénée et tous ces établissements se situaient à 15 minutes en tram de Gilly.

 


*« gaïole » : cage d'oiseau. Mais aussi prison.
**« èl livrée » : le service (de la balle)

 

 

L'ÉCOLE PRIMAIRE D'ALORS

Mon entrée en école primaire n'éveille chez moi aucun souvenir particulier. Dans les « petites classes » de l'époque, la plupart des élèves, dont j'en suis, portent un « cache-poussières », sorte de tablier en toile grise, un tissu connu en wallon sous le nom de « zinc ».

Les outils des élèves varient en qualité et en quantité selon les moyens financiers des parents mais l'équipement idéal comprend une ardoise en carton, peinte en noir mat, quadrillée, en rouge, sur une face et lignée sur l'autre. L'article de luxe en ardoise véritable sertie dans un cadre en bois blanc, plus rare et plus fragile est cependant peu apprécié, même par les « djonnnes di richârds* » à cause de son poids et de sa propension énervante à crisser sous la pression de la « touche ».  Cette dernière est le stylet de l'époque, un bâtonnet en ardoise naturelle couvert de papier coloré sur la moitié de sa longueur. La « touche au bûre » (au beurre), plus chère mais tellement plus douce, est faite d'un conglomérat de poudre d'ardoise et de craie. Les touches se brisent aisément d'où l'usage du porte-touche, un tube en fer blanc dans lequel s'enfonce tout bout cassé et qui prolonge ainsi son usage. Pour effacer un texte sur l'ardoise, l'élève modèle possède une boîte cylindrique en fer ou en bakélite renfermant une éponge humectée. La surface humide de l'ardoise est séchée ensuite à l'aide d'un chiffon. L'autre type d'élève crache copieusement sur l'ardoise et lave et sèche en une opération unique et rapide qui utilise efficacement la manche de son tablier en « zinc ».

Le plumier, c'est la boîte à outils en bois verni muni d'un couvercle coulissant et parfois richement décoré de fleurs multicolores. Creusé de rainures et d'alvéoles diverses, le plumier abrite touches, porte-plume, plumes, crayons et gommes, ces deux derniers articles utilisés dans la seconde moitié du cycle primaire quand l'ardoise cède la place au cahier de brouillons. Le porte-plume, un bâtonnet en bois rouge muni d'un embout en laiton qui reçoit la plume (impérativement de marque « Montgolfière ») est parfois remplacé par un article somptueux : le porte-plume en os, un cadeau ramené de Lourdes par une « matante » arthritique Il est percé en son milieu d'un œilleton minuscule dans lequel on voit une image pieuse.

Le cahier d'écriture est utilisé deux ou trois fois par semaine par l'enfant qui s'efforce d'y calligraphier, à l'encre, des lettres qui, soigneusement peaufinées, peuvent constituer de véritables petites œuvres d'art.

Les livres, dont le nombre et les épaisseurs respectives augmentaient de la première à la sixième primaire, étaient fournis gratuitement par l'école et devaient être recouverts de papier bleu ou rouge, une tâche souvent exécutée par les parents le soir de la rentrée scolaire. Pour autant que je me souvienne, on nous distribuait les livres suivants : lecture, grammaire, arithmétique, histoire, géographie, hygiène. Chaque livre était doublé de son cahier d'exercices.

Le livre d'histoire, en particulier, était bourré d'axiomes chauvins tels que « ...de tous les peuples de la Gaule, les Belges sont les plus braves... ». Le site de la bataille de la Sambre entre Nerviens et Romains se situait obligatoirement, mais sans évidence aucune, à Presles, tout près de Charleroi ce qui faisait de nous tous des Nerviens authentiques alors que nous étions en fait des Aduatiques, les Nerviens étant établis plus au nord mais Jules César, dans son « de Bello Gallico » ne discrimine guère entre Belges. Les Croisades, et surtout la première, avec Pierre l'Ermite et Godefroid de Bouillon - qui, selon la légende locale, était né à Baisy-Thy, près de Frasnes - faisaient l'objet d'une attention particulière. Cette bande de pillards et de meurtriers qui laissèrent à travers l'Europe, un sillage de feu et de sang en se faisant la main sur tous les Juifs et sur les paisibles citoyens de tous les pays traversés, en commençant leurs sévices dès leur entrée dans Aix-La-Chapelle, ce ramassis de criminels, qui devaient d'ailleurs se faire quasiment exterminer à leur première rencontre avec les Musulmans, nous était décrit comme une armée de héros ennoblis par la foi.

Les élèves sont installés par paires sur des bancs en chêne équipés de pupitres à charnières et de deux orifices circulaires, réceptacles des encriers cylindriques en faïence. Les bancs portent les cicatrices subies par des générations de gosses soucieux d'y graver leur marque personnelle.

L'estrade en bois est ornée d'un bureau imposant et d'un siège destinés au Maître; derrière lui, le tableau noir, centre focal de la classe. Aux murs, des cartes géographiques en couleurs sur toiles cirées : la Belgique politique et physique, le Congo Belge, l'Europe, l'Afrique et, parfois, une planisphère. Au fond de la classe, une armoire renferme les articles didactiques. Au centre du local, un énorme poêle en fonte flanqué de son bac à charbon répand en hiver une chaleur réconfortante. Les places ne sont pas imposées aux élèves et, au début de l'année scolaire, chacun choisit son banc; il est évident que des critères divers et subjectifs motivent ce choix. Les cancres invétérés s'établissent au fond de la classe et, si le poêle n'en est pas loin, ils réalisent ainsi une bonne affaire qui durera toute l'année. Ce dispositif sied parfaitement à l'instituteur qui connaît ses clients et a cessé de se faire des illusions sur certains d'entre eux. La classe est imprégnée d'une odeur tenace et combinée de torchon mouillé, d'encre et de craie à laquelle s'ajoute, en hiver, une fragrance particulière émanant des godasses qui fument et des vêtements mouillés accrochés aux patères.

Les punitions sont rares car tout instituteur sait se faire respecter. Une taloche occasionnelle ou quelques coups de règle sur les bouts des doigts n'a jamais tué personne. Je me souviens d'un incident particulier. L'école comptait plusieurs gamins d'une même famille, les Leroy, des romanichels ou « baraquîs » appelés ainsi parce qu'ils vivaient dans des roulottes aux confins de Gilly et de la Neuville. Ces garçons, bien que peu doués, devaient cependant fréquenter l'école jusqu'au terme de l'obligation scolaire. Ils présentaient souvent un problème de discipline et, à 14 ans, certains d'entre eux étaient bâtis comme des adultes. Un matin, alors que, rangés dans le couloir, nous attendons l'autorisation d'entrer en classe, un des Leroy a le malheur de provoquer la colère du Chef d'école : Mr. Masuy, un balaise aux moustaches en guidon de vélo et vétéran de 14-18, qui saisit le gaillard par le devant de sa veste et le pend, par l'arrière de ce vêtement, à un des crochets de portemanteau du corridor. Cette « pendaison » inattendue clôture illico l'incident. Dans la majorité des cas, les punitions étaient approuvées et même renforcées par les parents du « délinquant » qui supportaient ainsi sans réserves l'autorité et les décisions du Maître.

En première, je termine l'année en tête de classe et je réédite mon exploit en 2ème et en 3ème. Entre alors en course un petit garçon calme et réservé qui me soufflera le « maillot jaune » jusqu'à la fin du cycle primaire. Jean Benoît était le fils d'une institutrice, je le rencontrai deux ou trois fois dans les années suivantes mais j'ignore où il poursuivit ses études. Il y a quelques années, il travaillait pour « Le Figaro » à Paris mais il se mit ensuite à écrire des polars sous un nom de plume. En 1993, j'appris, par hasard, qu'il vivait à Marseille. Jean avait donc sonné le glas de ma prérogative de tête de classe et je me contentai philosophiquement de la deuxième place que je devais aussi disputer à Pol Castiaux, un blond « crolè** ». Les choses allaient bien changer quand, à l'Athénée de Charleroi, je rencontrerais des matières et une compétition autrement plus difficiles.

Certains jeux naïfs pratiqués dans la cour des écoles sont tombés dans l'oubli. En 1938 et 1939 les élèves recevaient un tiers de litre de lait quotidien moyennant une contribution minime. Les bouteilles étaient scellées d'une rondelle en carton percée d'un trou central obturé par un morceau de cellophane par où on introduisait la paille. Ces rondelles se collectionnaient enfilées sur une ficelle passée dans le trou central. Le jeu nécessitait deux joueurs, deux rondelles tenues face à face entre les doigts étaient jetées contre un mur, les joueurs annonçaient au préalable le pile ou face - face étant le côté portant la marque de la laiterie - et le gagnant ramassait son ou ses gains. Le même jeu se pratiquait avec des chromos accompagnant les paquets de « tchoumgamme » (chewing-gum). Ces chromos représentaient, selon les saisons et les marques, des coureurs cyclistes ou des scènes du Far-West. Les emballages de barres de chocolat renfermaient aussi des « imâdjes » : avions militaires et navires de guerre du monde chez Jacques, tandis que De Beukelaer, plus pacifique, publiait les images tirées des premiers films en couleurs : « Blanche Neige et les 7 nains » et « Robin des Bois ».  Un autre jeu, stupide et peu hygiénique constituait à récolter, en saison, un nombre incalculable de noyaux de cerises : des « pîrèttes ».  On en empilait une vingtaine contre un mur et en jetant un noyau d'une certaine distance, il s'agissait de toucher la pile qui appartenait alors au plus adroit.

Un autre jeu consistait à utiliser des épingles à têtes faites de boules en verre multicolores. D'une pichenette de l'ongle sur sa propre épingle, il s'agissait de recouvrir et gagner ainsi une épingle adverse, un jeu probablement inspiré du « Mah-Jong ».  Les toupies lancées au moyen d'une corde étaient interdites dans les cours d'écoles parce que trop dangereuses. L'intérêt général se concentrait principalement sur les versions diverses de jeux de billes en verre.

 


*« djonnes di richards » : gosses de riches
**« crolé » : aux cheveux bouclés

 

LOISIRS ET ACTIVITÉS

La fréquentation scolaire couvrait la semaine entière sauf les jeudis et samedis après-midi. Le jeudi après-midi, un cinéma local, le Casino, offrait une matinée spéciale pour les gosses, quatre films pour un droit d'admission de 50 centimes !! Même pour l'époque, car nous recevions déjà les premiers « Technicolor » d'Hollywood, les programmes étaient antiques : des films muets, jaunis par d'innombrables projections, couverts de griffures cassant fréquemment nous faisaient participer aux exploits des « coboïes » tels que Tom Mix, Ken Maynard et consorts, des comiques comme Double-patte et Patachon et bien d'autres tout aussi ridicules et dont j'ai oublié les noms. Si les films étaient silencieux, le vacarme dans la salle aurait réveillé un mort, surtout quand le « bon » ne réalisait pas l'attaque imminente et traîtresse du « mauvais » mais aussi quand, finalement, il administrait à ce dernier un châtiment bien mérité.

Jetons maintenant un coup d'œil sur le Gilly d'avant guerre et certains aspects de sa vie quotidienne.

Une carte de la commune montre qu'elle est pratiquement coupée en quatre portions inégales par deux grands axes routiers, les chaussées de Charleroi à Fleurus et de Lodelinsart à Châtelet se croisant à angles droits aux « Quatre-Bras », centre nerveux et commercial.

Deux compagnies de tramways desservent la commune : les « Verts » et les « Blancs » et une ligne de chemin de fer relie Châtelineau à Fleurus avec une gare au Sart-Allet et un point d'arrêt au Sart-Culpart. Les « Verts » ou Tramways Électriques du Pays de Charleroi vont de Charleroi à Fleurus et à Châtelet et les « Blancs » ou Tramways Vicinaux, une compagnie nationale, vont à Ransart, Lodelinsart et Châtelet mais ces deux compagnies passent par les Quatre-Bras. Gilly est donc gâté dans le domaine des transports publics.

Bien que l'asphaltage des routes ait déjà été inventé sous le nom de « macadam », les travaux publics ne peuvent s'offrir ce luxe que sur des surfaces réduites : les pistes cyclables qui courent parallèlement aux routes nationales mais ces dernières, comme toutes les artères de l'époque, sont pavées de petits cubes en porphyre d'environ 15 centimètres carrés et à la face supérieure légèrement bombée qui leur vaut le nom évocateur de « tchapias boules* ». Ces revêtements pratiquement inusables - mais d'un usage dangereux pendant les émeutes - sont cruels envers tous les véhicules et surtout les bicyclettes. Par temps de verglas ou de neige durcie, les chevaux, car la traction automobile est encore très rare, ne peuvent les négocier que si leurs sabots sont munis de crampons à glace. Les véhicules de livraison sont pratiquement tous à traction chevaline. Ils sont nombreux, variés et souvent bien adaptés à leurs fonctions respectives avec, sur les flancs, des ridelles qui se rabattent à l'intérieur pour former tables ou étals exposant la marchandise. Ces marchands ambulants complètent ainsi, à un rythme presque quotidien, le marché hebdomadaire qui se tient sur la place de Haies. Le plus important est sans doute le légumier, puis le poissonnier qui ne passe que le vendredi.

Le poissonnier annonce son arrivée par de tonitruants « Poissons frais, Poissons frais! », il offre ses trois variétés de saurets : doux, demi-sel et salé, les harengs frais ou en saumure dans des tonnelets, le cabillaud, les crevettes grises et, en saison, les moules parquées. Le marchand de « maquée » présente un fromage blanc et frais joliment enveloppé d'une pièce d'étamine et enfermé dans une caissette en bois, il vend aussi ses « boulettes » et du beurre de ferme. Tout comme le poissonnier, chaque marchand ambulant s'efforce de passer à jours fixes afin que la ménagère sache, à une heure près, le moment de son arrivée. Le commerçant avertit sa clientèle par un signal connu et spécifique à son activité: trompe, sonnette, sifflet, etc. Il y a encore très peu de boulangers ambulants si ce n'est les camions des coopératives rivales : la COOP et Les Ouvriers Réunis. Les marchands de bière sont plus fréquents et dispensent de nombreuses variétés en bouteilles dont les « bières de ménage » au taux d'alcool réduit, consommées au repas principal ou simplement pour se désaltérer.

À des fréquences moins régulières passent aussi le chiffonier qui hurle à tue-tête : « Mârtchand d'loques, vîx fièrs èt dès loques** » et le rémouleur qui pousse sa meule montée sur sa « charrette à bras ».  Une planche reliant les deux bras lui sert de siège pour actionner les pédales qui tournent la meule, un dispositif simple mais ingénieux. Le bonhomme s'arrête à intervalles et fait grincer une veille lame sur sa meule mettant ainsi les nerfs du voisinage à fleur de peau mais avertissant les ménagères qui lui apportent ciseaux et couteaux divers.

En été, le marchand de « crèmes à la glace » conserve ses délices dans des cylindres métalliques entourés d'une chemise contenant de la glace pilée et coiffés de gracieux cônes en cuivre. Le choix n'est pas très vaste : vanille, chocolat ou fraise et les trois variétés additionnées constituent « une panachée ».  Les « crèmes » sont présentées dans des galettes ou des cornets dont la taille varie selon les moyens financiers du jeune client.

Bien que le réfrigérateur électrique ait été inventé, il est encore introuvable au niveau des estaminets et des boucheries et la glace est livrée régulièrement à domicile sous forme d'énormes blocs qui s'entreposent dans les glacières. Les gamins qui passent par là au moment de la livraison quémandent souvent un bout de glace au camionneur mais, en fait, cette glace n'est pas comestible et dégage une déplaisante odeur d'ammoniaque.

Les loisirs : peu de gens possèdent les moyens de voyager. On se détend entre amis et les parties de cartes, au café ou à la maison, comptent beaucoup d'adeptes. Dans les estaminets on organise des tournois de flèches ou de tournois de cartes et du très populaire jeu de quilles. Il y a aussi le cinéma - quatre à Gilly à la veille de la guerre - et le théâtre joué par des sociétés « de dramatique » locales ou même par des professionnels, à Charleroi, où « L'Auberge du Cheval Blanc » tiendra l'affiche pendant toute une saison d'hiver. Les airs de cette charmante opérette resteront populaires pendant bien des années encore. Par les belles soirées d'été, on s'assied sur le seuil pour échanger les potins avec les voisins. Quand le temps est maussade, on écoute la radio ou on lit.

Les nouvelles internationales causent un malaise général depuis que les discours hystériques d'un certain Hitler ont fait en sorte que les Allemands aient, à nouveau, les yeux beaucoup plus gros que le ventre - un dangereux syndrome qui les affecte à intervalles réguliers - et les voisins, inquiets, commencent à se préparer à l'inévitable. La mobilisation d'un certain nombre de réservistes est décrétée en Belgique.

 


*« tchapias boules » : chapeaux melons
** « martchand d'loques, vîx fièrs èt des loques » : marchand de chiffons, vieux fers et chiffons

 

LA DRÔLE DE GUERRE

La mobilisation commence vers septembre 1938 avec les classes les plus récentes et le manque à gagner qu'elle entraîne affecte beaucoup de jeunes ménages. La presse commence à publier d'innombrables photos de nos trouffions, toutes prises « quelque part en Belgique », expression consacrée pour respecter le secret des installations militaires. Optimiste, Chamberlain rentre de Munich sans réaliser qu'Hitler l'a mené en bateau. On sort une chanson à succès : « Pour danser la chamberlaine, il suffit d'un parapluie...  » Hitler renie l'accord de Munich et s'empare de la Tchécoslovaquie, Le premier septembre 1939, enhardi par l'apathie de la France et la Grande-Bretagne, il entre en Pologne mais les Alliés réagissent enfin et déclarent la guerre le 3 septembre 1939.

Je m'en souviens très bien, c'était un beau dimanche ensoleillé, nous étions à Frasnes. Mes parents m'avaient acheté un vélo peu de temps auparavant et nous allions souvent passer nos week-ends chez mes grands-parents. Frasnes n'était qu'à 18 km de chez nous. Je vois encore ma mère qui pour voyager ce jour là portait la jupe culotte, la mode du temps pour les femmes cyclistes. Commencent alors les huit mois de ce qui s'appellerait plus tard « la drôle de guerre » pendant laquelle Français et Britanniques d'un côté et Allemands de l'autre se regardent en chiens de faïence par dessus les lignes Maginot et Siegfried. Une autre rengaine à succès et d'un optimisme exagéré clamait que : « Nous irons pendre notre linge sur la Ligne Siegfried » ; il faudra pourtant subir cinq années de douleurs et de larmes avant d'en arriver là.

En Belgique et en Hollande, la mobilisation s'intensifie. L'hiver 39-40 sera terrible et nos pauvres rappelés grelottent dans leurs abris précaires, dans des granges ou des classes d'écoles sur la frontière de l'est. Je passe les vacances de Noël chez mes grands parents et, dans ma chambre, malgré le volet « mécanique rabattu », le matin, l'urine a gelé dans le vase de nuit.

D'autres événements se déroulent, l'Armée Rouge - alliée temporaire de l'Allemagne pour avaler la moitié de la Pologne - envahit la Finlande mais rencontre là une portion plus difficile à mastiquer. Les températures polaires dureront plus de six semaines et, sur la neige dans la cour de l'école, nous jouons à être les braves soldats finlandais qui flanquent des tripotées aux soviétiques. Avril et le printemps montrent le bout du nez, sur la frontière franco-allemande, rien ne bouge mais les Nazis envahissent la Norvège en une opération surprise, les Français et les Anglais y envoient un corps expéditionnaire qui, peu après son débarquement, se fait démolir et doit se retirer. La seule victoire alliée en Norvège consistera en une victoire navale où un croiseur et la quasi totalité des contre-torpilleurs allemands sont envoyés par le fond.

En Belgique, la tension monte, on sait que notre tour viendra bientôt et les souvenirs effrayants de l'invasion allemande de 1914 préoccupent tous les esprits, même ceux des gosses dont les livres d'histoire racontent des épisodes terrifiants. Sans crier gare, les Nazis nous sautent dessus dans les petites heures d'un beau jour ensoleillé, le vendredi 10 mai 1940.

 

LA GUERRE (LA VRAIE CETTE FOIS !)

Mes grands-parents maternels sont à Villers, chez Denise, et j'ai dormi dans leur « grand lit » - Parrain Antoine rappliquera en vitesse dans l'après-midi - Il est sept heures du matin, des détonations assourdies s'entendent aux quatre coins de l'horizon. Mon père entre dans ma chambre et me dit : « c'caup-ci, gamin, no'stons d'dins* ». Pas besoin d'un dessin, je pige immédiatement. Depuis des mois, papa sait où il doit se rendre en cas de conflit, son centre de mobilisation se situe au fort de Diest, au nord-est de Bruxelles et à mi-chemin entre la capitale et Maastricht. Maman lui prépare un bagage limité puisqu'il sera doté d'un uniforme à Diest. Ce voyage consiste à prendre le train à Charleroi pour Bruxelles puis de changer à Bruxelles. Il nous racontera évidemment tout cela quand nous le reverrons à nouveau en août. Des centaines de rappelés passent une journée dans les souterrains de la citadelle qui se fait matraquer par les bombardiers allemands. Dans la casemate où se trouve mon père, un lieutenant, devenu complètement dingue, s'agrippe à un soldat et le mord cruellement à l'épaule, probablement pour s'empêcher de crier. À l'extérieur, au sommet de la citadelle, un autre dingue, mais d'un genre tout différent, seul à une mitrailleuse, tire sur les avions allemands. Il dira plus tard à mon père qu'il tirait en coup-par-coup pour économiser ses munitions.!!! Les rappelés, qui sont tous des « vieilles classes » sont équipés tant bien que mal. Mon père se voit doté d'un fusil Mauser et de cartouches pour mousquetons, une combinaison inutilisable. Pas d'Officiers au dessus du grade de lieutenant, la plupart des Officiers Supérieurs sont déjà en route vers la France au volant de leurs voitures. Ébahis, les hommes les reverront vers la mi-juin dans le département français de l'Aude.

Un jeune lieutenant prend donc la tête d'une compagnie et, la gare de Diest étant démolie, ils se mettent en marche vers le sud-est de Bruxelles où doit se trouver, sur la Dyle, la deuxième ligne belge de défense. Ils se font sonner à plusieurs reprises par les « Stukas ».  Lors du premier bombardement, mon père efficacement protégé dans un trou, sort de cet abri et se met à courir à découvert, affolé qu'il était par le bruit terrifiant des sirènes des bombardiers en piqué. J'aurai également l'occasion de subir ces hurlements destinés à faire perdre la tête aux pauvres corniauds qui avaient la malchance de se trouver du côté « réception ».  Après bien des péripéties, le jeune lieutenant et ses hommes arriveront dans le sud de la France, à Barcarès, non loin de Perpignan. Ils seront ensuite transférés à Marseillette, dans l'Aude.

Pendant ce temps, à Gilly, nous avons hébergé pour un jour, nos amis, les Ligot, de Tihange lez Huy qui nous sont arrivés en auto pour continuer ensuite vers le sud. Le dimanche 12, c'est le jour des communions solennelles en paroisse des Haies et mon copain Marcel Lejeune en était. Le service religieux est fortement abrégé à cause des passages incessants d'avions allemands. Les canons anti-aériens tirent tant qu'ils peuvent mais sans grands résultats si ce n'est des centaines de flocons noirs qui tournent ensuite au blanc sur le ciel clair et ensoleillé. On nous dit de rester sous abri car, selon les lois de la gravité universelle, tous ces éclats d'obus doivent forcément retomber et risquent de nous faire plus de mal qu'aux avions boches.

Les émissions radio se succèdent, des plus optimistes pendant les premiers jours, elles nous affirment que la petite armée belge résiste victorieusement. Un détail qui resta longtemps dans ma mémoire : « ... sur la ligne de défense du Canal Albert, les cadavres allemands s'entassent sur une hauteur d'un mètre !! » En réalité, les Allemands avaient traversé le canal, réduit à néant la plupart des forts qui ceinturaient Liège, foncé à travers les Ardennes considérées comme stratégiquement impassables et percé dans le sud, à Sedan, ils arriveront bientôt à Dinant où ils traversent la Meuse malgré une opposition sérieuse des Français.

Ces Français nous les avons admirés, le samedi ou le dimanche, je ne sais plus. Leurs tanks énormes nous inspirant confiance. Ils repasseront en déroute quelques jours plus tard. Les Allemands démolissent systématiquement aérodromes et avions et, pour rester dans la note teutonique, pas mal d'objectifs civils. À Nivelles, le bombardement démolit la maison de mes cousins Edgard et Germaine Ypersier alors qu'ils sont déjà sur la route de l'exode avec la voiture d'Edgard. En France, lors d'une attaque aérienne, la sœur de Germaine, qui les accompagne est tuée par une balle explosive.

Des bandes de papier gommé collées sur les vitres sont censées les protéger contre les souffles de bombes, une méthode peu effective qu'on abandonnera bientôt. La peur commence à gagner la population civile. Les rumeurs les plus invraisemblables circulent. Par exemple, les plaques émaillées vissées alors aux façades des épiceries et vantant les produits divers tels que café, margarine etc. sont accusées de fournir des indications aux espions allemands et une marque, la chicorée « Pacha » avec son slogan « Qui a bu boira chicorée Pacha » suscite une animosité particulière qui ne sera jamais expliquée. La pénétration subversive allemande s'appelle « la cinquième colonne » et bien des innocents en seront les victimes : collés au mur et exécutés sommairement surtout par les soldats des colonies françaises qui pillent les magasins et, ivres, n'obéissent plus à leurs Officiers. Il faut bien avouer que ces derniers, quelques jours auparavant, les avaient fait charger les chars allemands à la baïonnette, une expérience traumatisante qui poussa vraisemblablement les survivants à la boisson. À Frasnes et à Courcelles, notamment, les Sénégalais en déroute violeront et égorgeront plusieurs pauvres femmes. Les parachutistes allemands se déguisent en curés et même en petites sœurs de charité ! Cette rumeur c'est probablement encore un coup des anticléricaux ! Quoi qu'il en soit, la peur tourne rapidement en panique et la vue des réfugiés qui affluent depuis l'est du pays effrite d'avantage le moral des plus patriotiques d'entre nous.

Mon grand-père et ma mère décident de partir pour Frasnes. Là, je ne sais plus exactement quel jour c'était et les événements vont se succéder à une telle rapidité que mon sens de la chronologie en reste confus. Munis de valises contenant quelques articles essentiels et accompagnés de mon chien Kiki, nous prenons le train au Sart-Culpart pour Fleurus puis, de là pour Frasnes. Les trains roulent encore selon des horaires peu fiables et le voyage sera long et ponctué d'arrêts nombreux chaque fois que des avions allemands viendront renifler notre convoi sans heureusement y prêter une attention agressive. Nous arriverons finalement sans encombre à Frasnes où les deux grands-pères tiennent un bref conseil de guerre avant de prendre la décision, déjà bien tardive, de filer avant l'arrivée des boches. Les deux aïeux ne pouvaient évidemment pas imaginer à quelle vitesse les Allemands refermaient leur filet.

Parrain Zéphyrin est atterré à l'idée d'abandonner sa maison. Il s'agit d'un bâtiment érigé quelques années plus tôt sur la moitié du jardin de la vieille maison, celle où je suis né. Mes grands-parents sont éminemment fiers de leur foyer, un sentiment qu'un enfant ne peut ressentir que bien plus tard quand lui aussi sera devenu un « propriétaire ».  Mais la plupart des Frasnois ont déjà pris la route de l'exode. Parrain Zéphyrin emmène sa petite chienne « Missis » au fond du jardin et, malgré mes pleurs, la tue d'un coup de pistolet, quand vient le tour de mon « Kiki », je leur fait un tel cinéma que je parviens à lui sauver la vie, c'est décidé, il viendra avec nous. J'avais toujours ignoré la présence d'un pistolet chez mes grands-parents c'est dire à quel point Zéphyrin avait un sens de la sécurité. Quand nous partirons, il laissera ce pistolet sur la table, bien en vue, et comme les portes ne seront pas verrouillées, l'arme aura disparu à notre retour.

Il s'agit maintenant de trouver un transport. Ce sera un char du type utilisé pour les moissons, tiré par deux percherons. J'ai oublié à quel fermier il appartenait et ceux qui auraient pu me préciser ce détail ne sont plus de ce monde.

Nous devons avoir formé un groupe d'au moins vingt fugitifs entassés sur ce char parmi valises et matelas, ces derniers pour la protection contre les projectiles !!. J'étais le seul enfant et je parvins vite à me faire détester de tous à cause de mon exécrable habitude de jurer, un défaut qui ne s'apercevait guère parmi les rudes mineurs à Gilly qui, et parmi eux Félix Magniet, m'y encourageaient même au désespoir de mes parents. Notre véhicule compte surtout des femmes d'un âge certain dont la dévotion originelle se trouve exacerbée par le danger réel que nous courons et les chapelets filent dans toutes les mains pendant que les prières interminables circulent à haute voix. Dès qu'une litanie s'arrête, une autre lui succède et ce murmure incessant finit par me taper sur les nerfs. Mes grands-parents gardent cependant une neutralité et un calme olympiens.

À propos de jurons, j'ai rarement entendu mes parents ou mes grands-parents en proférer, il y avait bien, de temps à autre des exclamations telles que « nom di d'jâle, nom di djou, nom di dji » qui se voulaient moins profanatoires que le « nom di djeu » les gens ignoraient évidemment que « dji ou djou » étaient simplement des versions différentes du mot « Dieu » probablement héritées de nos anciens maîtres espagnols.

Là encore, j'ai oublié la date à laquelle nous avons quitté Frasnes qui ne comptait déjà plus que quelques habitants, soit accrochés à leurs piètres biens matériels ou tout simplement résignés à leur sort. Nous prenons donc la route dans la direction approximative du soleil couchant et faisons bientôt partie d'une colonne immense et pathétique, qui se traîne par les routes où elle se mêle aux soldats en retraite et cause des embouteillages interminables.

Ceux-là, bien peu nombreux, suffisamment aisés pour posséder des automobiles, sont partis bien avant nous et, pressés qu'ils étaient, ont probablement déjà atteint le Massif Central.

Souvent, des avions allemands apparaissent et nous font cadeau de quelques rafales et d'une ou deux bombes. Dès leur apparition, ceux qui en sont physiquement capables, sautent du char comme des puces du dos d'un chien mouillé et se planquent dans les fossés. À chaque alerte, je me vois confié par la « grosse Lucie » que ses 130 kgs immobilisent, une valise minuscule mais d'un poids énorme - je n'ai jamais su ce qu'elle contenait - et que je devais protéger envers et contre tous. Je me vois encore, couché dans l'herbe que je mords à belle dents tant les hurlements des Stukas me collent la frousse et gardant un œil sur « Kiki » et l'autre sur cette putain de valoche.

Certains détails me reviennent mais « dans le désordre ».  Nous sommes arrêtés sous les ombrages du parc de Mariemont qui nous camouflent aux yeux des aviateurs allemands. Tout près de nous, des soldats belges ont installé une cuisine roulante dont la petite cheminée verticale commence à fumer en prévision de la soupe et une de nos passagères, experte en matériels militaires, s'écrie qu'il s'agit d'un canon, que ce canon se prépare à tirer - voir la fumée qui s'en échappe déjà - et que nous devons quitter cet endroit sans tarder. Devant ce péril immédiat, tous les chapelets resurgissent et se font égrener aussi vite que le permettent les vieux doigts arthritiques.

Dans toute cette pagaille, des tas de choses traînent par terre et ma grand-mère me surveille étroitement pour m'empêcher de ramasser des « bonbons empoisonnés ou des crayons explosifs » tels que ceux lâchés par les Allemands dans le ciel polonais pour tuer les enfants. « C'asteut dins les gazèttes** » m'assure-t'elle tout comme elle me racontait, bien avant la guerre déjà, que pendant la guerre des Boers - elle prononçait les « Bowères » - les soldats anglais tuaient les bébés à coups de baïonnettes !! Ce ne sera que bien plus tard qu'il me sera donné de vérifier, sur place, l'invraisemblance de cette propagande outrancière. Je m'échappe pourtant de temps en temps et je me souviens d'une petite épicerie que les gens pillaient et où, à coups de boîtes de sardines, je fais dégringoler d'un rayon trop élevé pour moi, des barres de chocolat Jacques - à cause des images Ð

Je sors de là pour rattraper notre char et j'offre généreusement une barre de chocolat à un soldat français mais tout en gardant précieusement le chromo et l'emballage. J'ignorais encore que je ne reverrais plus un seul bout de chocolat pendant près de cinq ans. Je crois que nous avons passé deux nuits en « exode » Pour la première nuit, nous avions choisi un bistrot abandonné mais Antoine s'y opposa parce que le café se trouvait sur un croisement. Bien nous en prit car, en repassant là le lendemain matin - la nuit avait été bruyante - une bombe ou un obus tombé devant l'entrée avait dévasté ce bâtiment. J'ignore où le fermier garait son attelage pour la nuit mais je présume qu'il dormait dans son véhicule.

La deuxième nuit, nous la passons dans une cave dont on a obturé le soupirail. Toute lumière est cependant interdite pour des raisons de sécurité. Toute la nuit, la cave sera remplie des litanies chuchotées et l'odeur d'urine et d'excréments est suffocante. Cette nuit est calme, trop calme même et le lendemain, le grand-père Antoine se risque dans la rue et revient un peu plus tard en disant tout simplement; : « Les boches sont là ».  Il confirme aussi que, contrairement à ce que nous craignions, les Allemands se montrent même polis et plutôt amicaux.

Il ne nous reste plus qu'à prendre la route du retour. Jusqu'à ce jour, je n'ai jamais compris pourquoi des adultes dont certains étaient doués de bon sens et d'une certaine instruction avaient osé espérer battre de vitesse, avec un char qui se traînait à 3 km/h, l'armée motorisée qui nous collait au train dès les premiers jours. En vérité, la panique exclut toute pensée et toute action raisonnables.

Le retour s'effectue sans histoire parmi l'odeur écœurante des cadavres d'animaux, et parfois aussi d'êtres humains. Le temps, resté très chaud depuis l'attaque allemande, accélère la putréfaction. Des vaches aux pis gonflés parce qu'elles n'ont pas été traites depuis des jours, beuglent de douleur.

Nous arriverons finalement à Frasnes où les deux grands-pères, partis en avant de notre convoi, ont trouvé la maison intacte bien que pillée de tout comestible ou boisson.


*« c'caup-ci, gamin, no'stons d'dins » : cette fois, gamin, nous y sommes !
**« c'asteut dins les gazèttes » : c'était dans les journaux

 

LES DÉLICES DE L'ORDRE NOUVEAU

Le village est encore presque totalement désert et tous les édiles municipaux sont absents. Notre Bourgmestre, Jean Duvieusart, Officier de réserve, a été mobilisé. Le lendemain de notre retour, un Officier allemand surgit, très correct et en un français approximatif, il demande s'il s'agit bien là du domicile de Monsieur Flandre, conseiller communal. Sur sa réponse affirmative, Zéphyrin se voit illico promu au rang « d'Administrateur par interim » qui accompagnera les Allemands, en qualité de témoin, lors des réquisitions diverses : matelas, véhicules, etc. et sera également responsable du ravitaillement. Il sera aidé dans cette tâche par un autre Frasnois, Léopold Duvieusart. L'orage éclate sans avertissement quand l'Allemand affuble la veste de mon grand-père d'un brassard blanc orné d'un gothique incompréhensible mais aussi, suprême insulte, d'une très décorative croix gammée surmontée de l'aigle nazi et ma grand-mère Jeanne explose en un wallon dont le contenu est loin de faire honneur à l'homme et son uniforme ainsi qu'à tous ses ancêtres. Zéphyrin, blanc comme la réclame « Persil », s'efforce de la calmer ; « min taijèz-vous, Jeanne, vos d'allé nos fé tuwé tertous* »>. Elle finit par se taire mais flingue encore le fridolin du regard. Ce dernier qui, heureusement pour nous n'avait aucune notion de wallon constate simplement., avec un sourire pacificateur; « Matame pas gontente ».

Un char léger allemand s'est embourbé dans un angle marécageux du « Pachîs Lainé** » en face de chez nous et je l'inspecte tout à loisir. Plus tard, j'examinerai de la même façon, un petit char français Renault abandonné le long du jardin de mon oncle « Cadé ».  Au « Faubourg », en bordure de la grand'route, une avion biplace Allemand, un « ME 110 », a fait un atterrissage forcé mais il est gardé par une sentinelle allemande. Un jour ou deux avant notre fuite, alors que nous étions au sous-sol pendant une des nombreuses alertes, nous avions distinctement entendu une longue rafale passer au dessus du toit et je présume qu'il s'agissait de cet avion qui mitraillait la grand-route de Charleroi-Bruxelles. Cette épave sera bientôt récupérée par l'occupant.

Dans la rue Léopold III fonctionnait une briqueterie minuscule et, au sommet d'un tas de briques géométriquement arrangé et haut de quelques mètres, deux soldats allemands avaient installés une mitrailleuse antiaérienne. Curieux, je m'approche, et les deux militaires me font comprendre, par gestes, qu'ils veulent m'envoyer chercher de la nourriture. Ils me jettent un peu d'argent allemand et je me précipite vers un petit magasin tenu par une vieille dame don't j'ai oublié le nom. - Elle habitait dans « l'Allée Verte » toute proche et elle nous vendait des cigarettes à la pièce - Elle a encore un peu de stock et je ramène des biscuits que je lance aux deux soldats qui, pour me remercier, me jettent quelques « Pfennigs » à l'effigie d'Hitler. Fier de mon gain, je rentre le montrer à marraine Jeanne; Zéphyrin est absent et vraisemblablement occupé par une de ses missions administratives avec son Officier boche. La vue d'Hitler agit sur le mélange détonant « Jeanne Persière » comme une amorce plus efficace encore que la croix du brassard et elle envoie mon pécule valdinguer au fond du jardin en me disant, entre autres choses et parmi une allusion aux deniers de Judas, que ces deux Fritz étaient peut-être ceux-là même qui avaient tué mon père. Nous n'avions évidemment aucune nouvelle, bonne ou mauvaise, du père mais marraine Jeanne, qui avait fait du théâtre amateur en sa jeunesse, en avait conservé un sens aigu du dramatique. Autant vous dire que, malgré mes recherches ultérieures, je n'ai jamais retrouvé ces piècettes.

Frasnes n'a pas changé, mais derrière les façades des maisons restées intactes, l'inquiétude s'est emparée des esprits. Beaucoup de nos soldats ont été faits prisonniers, d'autres, comme mon père, se sont perdus tout au bout de la France mais les cartes postales de la Croix Rouge Internationale ne nous atteignent pas encore. La nature est magnifique car ce printemps de 1940 est exceptionnel, comme s'il voulait nous faire oublier la guerre. Mais les boches sont bien là et ils ont tout l'air de vouloir s'installer à demeure. Ils ne tiendront pas garnison à Frasnes et on ne les y verra que rarement pendant toute la guerre mais, comme partout ailleurs, ils y feront sentir le poids de leur autorité.

Ça commencera avec le rationnement. Pendant les premières semaines, les magasins qui avaient pu échapper au pillage, vendent leurs stocks, mais ceux-ci épuisés, les réapprovisionnements sont impossibles et les cartes de « ravitaillement » - un euphémisme belge qui blesse moins que le mot « rationnement » - sont distribuées avec leurs « timbres » à toutes les familles du royaume.

Le premier hiver sera le plus dur car nous avons tous été pris au dépourvu et nous manquons de provisions adéquates telles que viande, matières grasses, farine, sucre, pommes de terre et conserves. L'année qui avait débuté par un printemps riant semble ensuite adopter la tristesse générale et l'été sera humide et pourri avec des conséquences désastreuses pour les récoltes. À la moisson, dès que les gerbes sont enlevées et les champs libérés, nous nous précipitons, grands et petits, munis de nos sacs et, comme une nuée d'étourneaux, nous nettoyons les champs des épis laissés par terre. Cette opération survie que nous pratiquerons chaque année à la moisson, s'appelle « mèchner », le mot wallon pour « glaner ».  Pour les pommes de terre, plus tard dans la saison, ce sera « èl rabat » qui consiste à fouiller la terre pour récupérer les quelques tubercules oubliés par le fermier.

Le glanage s'étend sur trois phases correspondant au moissonnage des trois céréales les plus importantes pour la confection du pain. Il y a d'abord « èl soucourron », ou escourgeon, puis « èl blé », qui est en fait le seigle et, enfin. « èl fromint » qui est en fait le blé mais plus connu en Belgique sous le nom de froment. Simple n'est-ce pas ? L'orge est peu cultivée dans nos régions. L'escourgeon constitue une torture raffinée car ses épis munis de barbes acérées traversent la jute du sac et le tissu des chemises pour causer des irritations insupportables aggravées par la chaleur. Mais quel plaisir pour nous de ramener un sac bourré d'épis que l'on bat et vanne aussitôt. Le grain recueilli sera conservé puis emmené au moulin installé au Roux, derrière le Monument aux Morts. Cette farine ajoutée à celle des rations permettra de cuire un pain très appréciable.

Frasnes s'étend sur un sol fertile qui procure de riches cultures ainsi que des prairies excellentes pour les vaches laitières. Inévitablement, le « marché noir » se développe rapidement et crée des gains énormes, rapides et malhonnêtes pour les fermiers comme pour leurs intermédiaires connus sous le nom peu flatteur de « trafiquants ».  Après la libération et grâce à une opération éclair d'assainissement financier, beaucoup sangloteront devant les pots à confiture bourrés de billets de banques qu'une mesure draconienne (l'opération « Gutt », d'après le nom du Ministre des Finances) a rendus inutiles du jour au lendemain. Néanmoins, et pendant près de cinq ans, une minorité peu scrupuleuse s'engraissera sans vergogne.

 


*« min taijèz-vous, Jeanne, vos d'allé nos fé tuwé tertous » : mais taisez vous Jeanne, vous allez nous faire tuer tous
**Le pré Lainé (du nom du propriétaire)

 

MAIS OÙ SONT DONC LES RIPAILLES D'ANTAN ?

En attendant, ceux-là qui sont trop honnêtes ou trop naïfs, trop timorés, vieux ou physiquement inaptes à l'exercice du marché noir doivent trouver des palliatifs peu coûteux car la plupart de ces poires se situent parmi les économiquement faibles. Beaucoup survivront bien qu'un nombre important parmi les enfants et les vieillards souffrira d'anémie, de tuberculose, de rachitisme. Tous subiront aussi l'agression des maladies infectieuses : croup, méningite et autres toujours à l'affût des organismes affaiblis par les privations. Les maladies, mais aussi les bombardements, tueront finalement beaucoup plus de civils que de militaires.

En août, une carte de la Croix Rouge nous annonce la bonne nouvelle du retour du père Eugène qui s'était retrouvé non loin de la frontière espagnole aux environs du 22 mai. Un record du genre ! Cantonné avec son unité dans un petit village de l'Aude, lui et un copain s'étaient finalement procuré des bicyclettes pour remonter vers le nord. À cette époque, le ramassage des prisonniers s'était ralenti et ils avaient pu se faufiler à travers les contrôles allemands.

Il s'agit maintenant de nous organiser au plus vite pour éviter d'être convertis en squelettes ambulants. Plusieurs fermiers frasnois consentent à louer quelques ares aux particuliers pour y cultiver des pommes de terre et, à partir de la saison suivante, mon père et mon grand père entretiendront une parcelle qui nous aidera beaucoup jusqu'à la fin du conflit. Il était interdit aux particuliers d'engraisser un porc sauf si ce dernier avait été déclaré aux autorités qui s'en réservaient ainsi les meilleurs morceaux à l'abattage. Inutile de dire que ces partages « fraternels » ne souriaient guère à la population et tous les cochons, élevés souvent dans les endroits les plus inattendus, étaient donc des clandestins ou « hors la loi ».  Il étaient tous uniformément baptisés du doux prénom d'Adolphe. À Frasnes, notre porcin commun était confié aux soins des cousins François et Jeanne Mulkens (née Givron) qui habitaient dans la maison occupée auparavant par mes grands parents maternels. Le cochon était nourri de déchets tels qu'épluchures, trognons, betteraves glanées çà et là et de son résultant du tamisage de la farine. Le problème constant était d'assurer son silence, surtout dans l'heure qui précédait les repas (en wallon : caboulées). Les voisins étaient fiables mais il ne fallait jamais négliger le danger possible d'un inspecteur du ravitaillement passant au mauvais moment. Nous arrivâmes cependant à engraisser et consommer cinq cochons, successivement et sans problèmes. L'abattage, par un boucher de confiance, avait lieu traditionnellement après les premières gelées et les trois femmes (grand mère, mère et cousine) convertissaient la carcasse en boudins, saucisses, pâté de foie, saindoux, salaisons et stérilisation en bocaux de morceaux qui, parcimonieusement répartis, nous sustenteraient pendant plusieurs mois.

Un copain de régiment de mon père, Louis Michel, tenait une quincaillerie à la Chaussée de Lodelinsart à Gilly. Là aussi, ils réalisèrent un élevage au fond du jardin mais cette expérience trop dangereuse ne fut jamais renouvelée. Mon père avait ramené de Frasnes le porcelet enfermé dans un panier à pigeons sur le porte-bagages de son vélo. L'animal gueula à tue-tête pendant les 18 kilomètres du trajet mais mon paternel atteignit Gilly sain et sauf si ce n'est avec une trouille du tonnerre. C'est un cousin, Oswald Ypersier, alors boucher à Lodelinsart, qui vint tuer le cochon qui, à la vue de l'exécuteur des hautes œuvres se mit à hurler comme un perdu. Heureusement, le fond du jardin était contigu aux bâtiments de l'école communale au sommet de laquelle la sirène annonçant un raid aérien, se mit au même instant à hurler plus fort que la pauvre bête.

Le rationnement officiel s'établissait ainsi : chaque individu possédait sa carte et recevait, chaque mois, une nouvelle série de « timbres » qui étaient en fait des tickets minuscules gommés au verso. La couleur en variait d'un mois à l'autre. Les tickets portaient des numéros tels que « 1 » pour le pain ou la farine, « 2 » pour les matières grasses, etc. Les femmes enceintes et les enfants de moins de deux ans d'âge recevaient une ration supplémentaire de lait (écrémé). Les ouvriers mineurs du fond avaient droit à une double ration ainsi qu'une allocation mensuelle de charbon.

En principe, le système eut été infaillible, sauf qu'il arrivait souvent qu'une ménagère avait fait la queue pendant des heures sur le trottoir du magasin pour s'entendre dire, son tour arrivé, que le stock était épuisé et que : « peut-être la semaine prochaine...  » Le poisson n'était pas soumis au rationnement puisque les stocks étaient imprévisibles. À la Chaussée de Lodelinsart, au coin de la Ruelle Fraikin, un poissonnier recevait des arrivages hebdomadaires et on pouvait y trouver du cabillaud, du hareng salé, des harengs saurs et des moules en saison vendus selon le principe du « premier arrivé premier servi » dans des limites cependant raisonnables pour prévenir les achats massifs.

Selon la rumeur, les Allemands auraient tenté à l'époque et sans succès de franchir la Manche. À cet âge, je n'étais pas encore très friand de moules mais ma mère m'encourageait en me précisant que, si les mollusques étaient si gras, c'est parce qu'ils avaient bouffé du boche. Mon père ramenait souvent une caisse de saurets obtenue à la coopérative d'achat de l'imprimerie. Avec une ficelle, on les pendait par la queue en guirlandes dans la cave. Ils étaient curieusement phosphorescents dans l'obscurité ce qui amenait mon père à déclarer gravement que : « manger des saurets, c'était bon pour le cerveau ».  En fait, je n'ai jamais été dégoûté des harengs saurs, il m'arrivait même d'en manger au petit déjeuner. Nous, les gens de l'intérieur, devions une fière chandelle à ces pêcheurs de notre littoral car leur métier était des plus dangereux avec les Britanniques d'un côté, les Allemands de l'autre et, de temps en temps, une mine qui se balançait entre deux eaux.

 

LES HEURES SOMBRES DE L'OCCUPATION

Après de grandes vacances prolongées en cette année 1940, nous regagnons l'école en septembre. Les nouvelles sont démoralisantes, l'aviation allemande matraque l'Angleterre qui se retrouve seule et affaiblie depuis Dunkerque.

Au terme de deux longues années noires, les nouvelles ne deviendront encourageantes qu'en 1943 quand les Allemands sont chassés de l'Afrique du Nord et que les Alliés débarquent en Italie. En URSS, les Allemands subissent maintenant des échecs répétés commencés avec Stalingrad et, enfin, les aviations alliées ont commencé une destruction systématique et sans pitié de l'Allemagne selon le principe de « qui sème le vent récolte la tempête ».  Leurs bombardiers nous visitent aussi de plus en plus souvent ce qui n'est pas toujours marrant pour nous les pays occupés, mais il faut bien passer par là.

Il s'agit ici de consacrer une attention toute particulière à ce qui s'appellera plus tard « les media ».  Les occupants contrôlaient évidemment la radio et la presse nationale rédigée par des collaborateurs.

De tous les belligérants, les Allemands sont les maîtres incontestés de la propagande. Ils publient leurs magazines en plusieurs langues dont le français et deux d'entr'eux : « Signal » et « Der Adler » sont des chefs-d'œuvre du genre. Signal n'offre que des photos en couleurs - un luxe à l'époque - et couvre surtout les exploits de l'armée et de la flotte nazies. Der Adler est le magazine de la « Luftwaffe ».  La propagande destinée aux cinémas est assurée par la « UFA » dont la technique est également excellente mais dont les informations outrageusement partiales provoquent chez les spectateurs, huées et commentaires narquois. Dans les grandes villes où les réactions du public sont assourdissantes, on passe les « actualités UFA » toutes lampes allumées pendant qu'un Allemand surveille les spectateurs dans la salle.

Il faut cependant reconnaître que cette excellente propagande photographique et cinématographique est largement utilisée de nos jours encore dans les rétrospectives britanniques ou américaines consacrées à la deuxième guerre mondiale.

Gilly compte alors quatre salles de cinéma : le « Stuart », nec plus ultra de l'époque, ouvert peu avant la guerre se situe à proximité de la Place des Haies. Le « Casino » et son voisin le « Louvre », près de la Place Communale et un autre au « Village » mais un peu trop éloigné de nous, les habitants du Louvy car, après le spectacle, il n'est pas question de lambiner afin d'être rentrés avant le couvre-feu de 22 heures imposé par les Allemands. Le choix des films est piteux : quelques sagas de la propagande allemande et italienne comme un « Cuirassé Potemkine » revu et corrigé par les nazis, des comiques allemands fort pondéreux tels que les « Aventures du Baron Munchausen », quelques productions de music-hall aussi très germaniques et quelques bons films français d'avant la guerre permis par la censure - La trilogie marseillaise et la Femme du Boulanger de Pagnol - ainsi que certaines réalisations de l'époque, exceptionnelles si on tient compte de la pauvreté des moyens disponibles. Je me souviens en particulier de « L'assassin habite au 21 » et de « La main du Diable », il y a aussi quelques productions peu spirituelles qui n'honorent guère Fernandel, leur vedette, mais qui nous font cependant rire et nous avons grand besoin de nous dilater la rate en ces temps de guigne. Les films britanniques et américains sont absolument tabous et on songe avec mélancolie aux premiers Technicolors hollywoodiens projetés sur nos écrans juste avant la guerre. Un détail amusant qui concerne un film italien de l'époque : « La Couronne de Fer », une sombre et faramineuse sorte de légende censée se dérouler vers le IXème siècle et où on voit clairement dans une des scènes de très anachroniques traces de pneus.

On se passe de temps à autre et entre amis sûrs une feuille clandestine mais je ne crois pas que cet effort de la résistance justifie le risque couru par les éditeurs dont plusieurs se font souvent arrêter par les Allemands avec les conséquences que l'on sait. Par contre, la radio aide beaucoup à sustenter notre moral. Malgré le brouillage intensif des Allemands, nous sommes collés au récepteur chaque soir à 19 heures 15' et 21 heures 15' pour écouter les nouvelles en français de la BBC. Le jeu présente certains dangers car il ne faut surtout pas oublier de changer la longueur d'onde après chaque émission pour éviter une douloureuse surprise dans le cas d'une perquisition inattendue.

À Gilly, tout comme à Frasnes d'ailleurs, nous vivons dans la « cave cuisine » ce qui présente plusieurs avantages dont une protection relative en cas de raid aérien et une économie de chauffage, en plus du poêle à charbon, nous avons un réchaud au gaz de ville, à deux becs. Nous avons eu du gaz pendant toute la guerre bien que la pression fut parfois bien faible mais, quand la réserve de charbon diminuait ou par temps très froid, ma mère posait un grand pot de fleur en terre cuite à l'envers sur le brûleur et nous avions ainsi un chauffage d'appoint J'écris mes devoirs sur mon petit pupitre contre l'escalier qui mène au rez-de-chaussée. Au mur, une carte imposante du front russe munie d'épingles sur lesquelles court un fil rouge qui indique les positions des forces en présence. La carte a été fournie par la propagande allemande au moment des succés de 1941. Plus tard, le fil rouge ne respectera plus fidèlement les positions données par les communiqués de la Wehrmacht mais plutôt celles fournies par la BBC.

Le couvre-feu et l'occultation sont cruellement appliqués. Dans la rue des Brasseurs, dont le cinéma Stuart faisait le coin avec la chaussée de Lodelinsart, une petite maison est munie d'une arrière cour séparée de la rue par une porte en bois. Un soir, un jeune homme, sort de la maison, et fait quelques pas dans la cour en négligeant de refermer sur lui la porte de la cuisine. Un soldat d'une patrouille allemande de passage à cet instant, voit la lumière, tire un coup de feu dans la porte à rue et tue net le jeune homme.

Chaque logis possède ses « lampes de poche ».  On place sur la cheminée les piles qui faiblissent en espérant que la chaleur les revitalisera un peu. Il existe une petite torche électrique alimentée par une minuscule dynamo actionnée par pressions continuelles de la main. Les filles se parent de broches phosphorescentes en forme de fleurs et qui émettent une lueur verdâtre.

Avant de se mettre au lit, il est important de poser ses vêtement, sur une chaise et selon une séquence logique qui, en cas d'alerte aérienne, permet de les enfiler en quelques secondes sans avoir à éclairer avant de dégringoler les deux volées d'escaliers vers la cave. Une nuit d'alerte et, comme ça ne « pète pas trop fort », par la fenêtre de ma chambre qui s'ouvre sur le charbonnage « des Grandes Vallées » tout proche, j'admire les pyrotechnies du ciel où des chasseurs allemands harcèlent les bombardiers britanniques - la nuit appartenait à la RAF et la journée à la USAAF - à part les traceurs et des éclats de projecteurs çà et là, je ne distingue tout de même pas grand'chose quand, soudainement, une boule de feu surgit de la gauche et passe entre notre rangée de maisons et le terril des Vallées. La vision du bolide ne dure qu'une seconde, c'est un ME109, un chasseur allemand, qui va s'écraser au pied des « Trois Ponts » à Soleilmont ratant de peu une maison isolée. J'irai plus tard y récupérer quelques « souvenirs » : des pièces minuscules en ébonite et en duralumin que je garderai longtemps avec ma collection de « shrapnels » et de douilles de 12,7 mm solidaires de leurs maillons et éjectées par les chasseurs américains sur les campagnes autour de Frasnes lors de leurs incursions quotidiennes avant et après le débarquement.

 

LA NOSTALGIE DES TEMPS HEUREUX

Le bonheur n'est apprécié à sa juste valeur que lorsqu'on l'a perdu. La guerre nous a privé de bien des avantages dont la plupart se situent sur le plan matériel surtout pour un gamin de mon âge incapable encore de réaliser vraiment les contraintes spirituelles et morales imposées par le nazisme.

Je ne puis aller jusqu'à dire que j'ai souffert de la faim mais, s'il est facile aujourd'hui de combler « un petit creux » par une incursion au frigo ou à la cave, cette solution est irréalisable depuis l'occupation. Il s'agit donc tout simplement d'attendre l'heure du repas suivant. Au petit déjeuner, une tranche de pain légèrement beurrée ou « margarinée », j'y ajoute souvent une couche de moutarde, qui n'est pas rationnée ou une sorte de « Liebig » [sans jus de viande]. Il y a aussi le « poiré » et, de temps à autre, une confiture faite à la maison. Les périodes « saurets » tombent bien à propos pendant les froidures. Le pain blanc est disponible au marché noir à quarante francs la miche donc inaccessible pour nous et la rumeur affirme qu'il contient une certaine quantité de plâtre. La bonne odeur de café matinal est remplacée par celle de l'orge torréfié. Le café coûte un franc le grain au marché noir.

Mon père s'amène un soir après le travail accompagné d'un homme jeune et correctement habillé qui vendait du café vert à un prix fort intéressant. Selon lui, il s'agissait d'une « variété à petits grains provenant du Congo ».  L'explication s'arrêtait là, à nous d'imaginer comment ces grains minuscules avaient accompli un voyage aussi périlleux pour venir faire notre bonheur. Torréfiés, ils répandaient un arôme voisin du produit véritable mais à la dégustation, c'était pour le moins assez différent. Curieux, mon père en plante quelques grains au fond de notre petit jardin et, quelques semaines plus tard, devient l'heureux propriétaire d'énormes plants de lupins.

Nous avons gardé trois poules pendant toute la guerre, elle nous fournissaient au moins trois œufs par semaine. Un de ces volatiles souffrait d'un rétrécissement de l'oviducte et, à chaque ponte, ma mère gardait la pauvre bête sur ses genoux et lui enduisait le cul de vaseline afin d'aider l'œuf à sortir. Moins d'une semaine après la libération nos trois poules furent volées et les bouillons que nous envisagions, maintenant que nous avions les œufs en poudre américains, furent dégustés par d'autres.

Il y avait au Louvy un bonhomme qui, faute de lapins, se contentait de manger du chat et il consomma la presque totalité de la population féline locale avant de se faire pincer par l'agent de police du quartier alors qu'il dépiautait son prochain souper.

Les « grandes surfaces » de l'époque : Sarma, Priba, Innovation et Grand Bazar sont dépourvues de l'essentiel. Les rayons d'alimentation n'offrent que des produits « Ersatz », des étals entiers sont couverts d'algues qu'on fait bouillir pour en tirer un succédané d'huile comestible, les légumes offerts en vente se limitent aux carottes jaunes et aux rutabagas : des aliments pour bétail. Les textiles véritables ont disparu de la circulation; même la laine indigène est rare, les tissus sont manufacturés à base de fibres de papier et il est recommandé de ne pas se faire tremper dans une averse - dur en Belgique - Les lapins élevés dans les arrière-cours fournissent, après le sacrifice suprême, les fourrures dont on fait des moufles avec le poil à l'intérieur mais les peaux mal tannées dégagent une odeur écœurante. Ceux qui ont la chance de posséder des couvertures en rabiot en font des vêtements d'hiver. Le sucre est strictement rationné et il est fait grand usage de la saccharine, le tout premier édulcorant chimique qui, à l'encontre de la plupart de ceux qu'on utilise maintenant laisse un arrière-goût fort déplaisant.

Le taux d'alcool des bières est uniformément fixé à 0,8%. Avant Noël, chaque famille a droit à une bouteille de fine. Grâce à des contacts dans la famille, nous pouvions obtenir l'occasionnelle bouteille de « Chassart » (un genièvre distillé près de Frasnes). Les cigarettes étaient rationnées mais on vendait, au marché noir des « cigarettes plates de tabac turc », résultat des récoltes de mégots dont le tabac était « recyclé et saucée ».. Gamins, nous roulions des cigarettes de feuilles de marronniers ou de tomates... atroce ! Grâce à mon « mounonque Cadé » qui cultivait quelques plants, mon père améliorait l'ordinaire des « V.F. », « O.W.* » et autres marques rationnées. Le tabac du Cadé était extrêmement fort et mon père en trempait les feuilles dans une bassine d'eau chaude afin de les adoucir mais sans grands résultats. Il y avait toujours, sur la cheminée, plusieurs cigarettes fumées à mi-longueur et j'en chaparde une un matin d'hiver**. Alors que j'attendais mon tram au Quatre-Bras [ça devait être vers 1943, je fréquentais l'Athénée] j'allume mon mégot, je tire trois ou quatre bouffées et je suis immédiatement entraîné dans un tourbillon effrayant accompagné de nausées violentes... Je dois laisser passer plusieurs trams avant de m'embarquer, couvert de sueurs froides et blanc comme un lavabo. Ce fut là mon unique tentative de savourer l'herbe à Nicot de mon oncle Cadé.

Vers 1942, lors des récréations du matin à l'Athénée, du thon à l'huile dans des boîtes de cinq litres offertes par le Portugal, était distribué par portions à des élèves rassemblés dans le réfectoire. Je parvins à m'y faufiler illicitement deux ou trois fois avant de me faire repérer car ce petit extra était uniquement destiné aux enfants visiblement sous-alimentés et je présume qu'un certificat médical préliminaire était de rigueur.

Lors de nos jeux dans les prairies de Frasnes, nous n'allumions jamais de feu car d'abord, le bois sec était rare et surtout, nous n'avions pas le moindre bout de viande à griller. Les haies offraient les fruits de l'aubépine que nous appelions des « pètches » qui, bien que nous l'ignorions, nous fournissaient des vitamines C, les noisetiers fournissaient aussi leurs fruits. Nous mangions aussi la très astringente « sûrèle » ou oseille sauvage, une autre source de vitamines. Les « nèsses » [nèfles] n'étaient comestibles qu'après les premières gelées et pour un temps très court. Une eau très pure - à cette époque - nous était dispensée par la fontaine Notre Dame du Roux. Pour nous laver les mains, nous utilisions une plante, la saponaire, qui pousse sur les rives des ruisseaux et qui, froissée dans les mains produit une mousse savonneuse.


*V.F. : Vander Elst Frères et OW : Odon Warland mais les fabricants avaient honte d'imprimer leurs noms sur les paquets de cigarettes insipides qu'ils produisaient
**J'aurais dû me méfier. Les cigarettes à demi consommées indiquaient que, même pour mon père, le tabac était quasi « infumable ».

 

 

JEUX DE GAMINS

À Frasnes, nos activités de plein air avant et pendant les premières années de la guerre se déroulent surtout dans les prairies qui avoisinent la chapelle N.D. du Roux et qui représentent un territoire important pour les gosses que nous sommes. Le « pachis » Dumoulin forme notre lieu de prédilection avec une dénivellation marquée sur toute sa largeur et au sommet de laquelle, couché sur le ventre et bien protégé on peut tirailler à volonté sur les « adversaires ». Au bas de ce relief, une mare de 10 mètres sur 5 où, un dimanche de Pâques, dans l'après-midi, Raymond Bonivert et moi décidons d'aller procéder aux « essais en mer » de notre dernier « vaisseau » en date. Dans un élan mal calculé, Raymond plonge dans la mare, profonde à cause des pluies récentes de printemps et je l'aide à s'en tirer en lui tendant mon bâton. Le « costume du dimanche » en sort plutôt boueux et couvert d'algues vertes. Fin des « essais en mer » pour ce jour là.

Nos activités - toujours guerrières - couvrent des époques et des domaines assez restreints délimités par nos lectures favorites. Nous pouvons être successivement « coïe-boïes » et indiens ou mousquetaires et gardes du Roi en une seule journée. Notre petite bande est dirigée par l'aîné, mon cousin Arthur [Buffalo-Bill pour les initiés] et son voisin, Léon Cordier [Bill Hickok]. Nous avons aussi Raymond et Marcel Bonivert, Jacquy Van Dijck et son frère et le petit cousin Robert Mulkens qui mourra en 48 heures, à 10 ans, en 1943, d'une angine purulente. Les antibiotiques nous étaient encore inconnus.

Il s'agit donc là d'une troupe réduite, huit éléments, mais de valeur incomparable sur le plan tactique. Il nous arrive cependant de commettre des erreurs comme ce jour là où nous chargeons trois des plus jeunes gamins de courir en hurlant derrière une douzaine de vaches laitières appartenant au fermier Dumoulin et de les faire galoper sur toute la périphérie de la prairie pour nous permettre à nous, les chasseurs, de leur décocher nos flèches à chaque passage. Les pauvres bêtes sont donc converties en « bisons » pour l'occasion mais, sous l'effet de la course, le lait gicle des pis gonflés; le propriétaire arrivera à temps pour faire cesser ce jeu stupide.

Quand le temps est vraiment trop inclément, Arthur et moi jouons sur le plancher immense du grenier de mes grands-parents à un combat naval de notre invention dans lequel nous soumettons les innombrables chromos de chocolat Jacques représentant des unités de toutes les flottes principales à des règles compliquées de guerre sur mer. Nous jouerons à ce jeu bien avant dans la guerre quand les chocolats Jacques ne seront plus qu'un souvenir lointain. Quand j'étais seul, je passais des heures à feuilleter le Larousse Illustré en deux volumes me bâtissant ainsi un vocabulaire remarquable pour mon âge tout en me constituant aussi une mémoire visuelle des nus exécutés par les peintres classiques !!!

En hiver, ce sont les glissades sur la neige ou sur la glace des étangs gelés. Nous portons des sabots, qui tiennent chaud mais auxquels je ne m'habituerai jamais car ils causent des « dognons » [durillons] pénibles sur les côtés des pieds. Le soir, si nous avons porté des culottes courtes pendant les jeux, c'est le supplice des engelures ou gerçures frottées avec de la glycérine avec laquelle « on sint qu'on vique » ! [On sent qu'on vit] et la douleur s'accroît plus on se rapproche du poêle ronflant.

Je passais pratiquement tous mes congés et vacances à Frasnes. Nos terrains de jeux à Gilly étaient centrés sur le terril qui s'élevait à cent mètres du fond de notre jardin. Les déchets du triage de houille constituant ces terrils noircissaient les gosses autant que les mineurs du fond et j'étais donc confiné à la maison. Le savon était rare et les rations consistaient en un savon de couleur verte qui avait la particularité de flotter sur l'eau . On apprit après la guerre que ces savons étaient manufacturés avec les graisses et les cendres provenant des fours crématoires nazis.

 

ET LA VIE CONTINUE

Un de nos voisins à Gilly était un personnage extraordinaire. Sans avoir eu l'occasion d'une bonne formation scolaire, Henri Prévot, était un autodidacte. Il possédait aussi un sens infatigable de l'humour. Nos deux familles étaient très liées. Comme notre radio fonctionnait un peu mieux que la sienne, il venait chaque soir écouter chez nous la BBC et « Les Français parlent aux Français ». En été, quand le temps le permettait, nous installions quelques chaises sur le seuil de la maison et nous échangions les commérages avec les voisins. Le trafic automobile était nul, et, ne passaient dans notre rue que des piétons ou des cyclistes. Nos monnaies, frappées par les Allemands consistaient en un alliage de zinc. Henri soudait une pièce de 5 Frs sur la tête d'un clou très long qu'il enfonçait entre deux pavés. Fallait voir la tête des passants qui repéraient la pièce puis tentaient de la ramasser.

Henri travaillait à l'usine des produits chimiques Solvay à une dizaine de km de Gilly et, comme le travail s'effectuait par équipes, ou « pauses », pour les 6 à 14 heures et les 14 à 22 heures il était muni d'un « Ausweiß » ou « laissez passer » délivré par les Allemands. Henri avait une propension marquée pour la dive bouteille et il lui arrivait d'être un peu « pompette » bien que cet exploit n'était réservé qu'aux rois du marché noir. Je pense qu'Henri se faisait parfois quelques extras grâce à un peu de trafic illicite. Le voici un jour, revenant de son travail mais très tard, vers minuit, sur la chaussée de Lodelinsart donc à 500 mètres de chez nous. À cette heure, tous les trams étaient rentrés au dépôt et le trafic automobile, très réduit dans la journée, était inexistant. Notre Henri repère les deux phares occultés d'une auto, il se plante au milieu de la chaussée et il lève un bras en gueulant HALTE. Le véhicule stoppe, deux feldgendarmes surgissent la mitraillette braquée et Henri est immédiatement dessoûlé. Les deux policiers étaient heureusement du type rigolard. Les Belges surpris après le couvre-feu sans autorisation officielle étaient emprisonnés pour une durée indéterminée et, si un Allemand ou un collaborateur était assassiné pendant cette période, ces malheureux constituaient le nombre des otages fusillée en représailles.

Coiffeur par profession, Henri venait couper les cheveux de mon cousin Antoine. Antoine, fils du « mounonque Cadé » de Frasnes avait été envoyé au travail obligatoire en Allemagne mais était parvenu à obtenir un congé après lequel il ne retourna évidemment pas en Allemagne mais, comme il eut été malsain de rester chez son père, il était venu se cacher chez nous. Henri fut le seul de nos voisins à connaître la présence d'Antoine. Pour ce dernier, nous avions creusé dans la cave un trou recouvert par une caisse renfermant notre stock de pommes de terre. Si notre sonnette fonctionnait annonçant un visiteur Antoine disparaissait dans son trou et ramenait la caisse au dessus de l'orifice.

À propos des otages, ils étaient pris au hasard soit parmi les détenus pour causes diverses telles que non respect du couvre feu et autres peccadilles. Pour un Allemand assassiné douze otages étaient fusillés et la Kommandantur affichait ensuite les noms des pauvres bougres morts sans savoir pourquoi. Les groupes de résistance contrôlés et conseillés par Londres évitaient les assassinats et se spécialisaient dans les sabotages divers mais les groupes communistes, aux ordres de Moscou, partaient du principe que « si les Allemands tuaient des otages ils seraient d'autant plus détestés ».  Un raisonnement simpliste autant que cruel.

Les Allemands imposaient aux fermiers de cultiver un quota de colza destiné aux huiles alimentaires et, à la récolte, ces gerbes s'entassaient en meules énormes qui attendaient le ramassage par les autorités mais qui éclairaient les nuits d'été de feux de joie allumés subrepticement par les gars de la résistance.

 

À L'ÉCOLE

L'Athénée Royal de Charleroi, un bâtiment austère et peu attrayant à l'architecture exempte de toute originalité consistait en un quadrilatère entourant une vaste cour des récréations au sol couvert de cendres. Aucun arbre ou végétation quelconque n'ornait cet espace plus évocateur d'une cour de prison que de celle d'un lycée.

Quand, en 1941, j'entre en 7ème préparatoire à l'Athénée, Mr. Gramme est mon premier prof. de français. Il était l'image même d'un Officier en civil. Après six mois, il est arrêté par les Allemands pour espionnage et exécuté peu après. Il est remplacé par Mr Gilbert, un petit bonhomme doux et effacé. Tous les profs. de français étaient docteurs en langues romanes et pouvaient indifféremment enseigner français, latin et grec.

En 1942 et 1943 notre prof. de latin et de grec s'appelle Mr Bauduin, plus connu sous le sobriquet de « Boûss » (en grec : Bœuf) pour son aspect trapu et musclé. Il avait six enfants, un sacré tas de bouches à nourrir avec le salaire peu somptuaire de prof. Il avait un sens acéré de l'humour allié à un courage remarquable. Un exemple : en 1942 ou 1943, les volontaires SS belges connus sous le nom de « Légion Wallonie » s'étaient tirés d'un encerclement à Tcherkassy, sur le front russe et pour célébrer l'événement (plus pyrrhique que victorieux) avaient défilé à Charleroi. À cette occasion, un tonitruant Mr Bauduin nous demanda dans la classe si nous avions tous vu « èl cortèche dès tchés r'cassi » en wallon : « La parade des chiens chassés (ou repoussés) ».  Ce mot drôle prouvait une bravoure indéniable car notre classe comptait deux fils de collaborateurs connus. Il semble que père Bauduin leur imposait plus de respect que leurs parents respectifs car il ne fut jamais inquiété pour son mot drôle qui déclencha un fou rire parmi ses élèves.

De 1942 à 1944 à chaque alerte aérienne, nous devions évacuer les salles de classe pour nous réfugier dans les vastes sous-sols. En hiver, les salles de classe manquaient de chauffage et nous restions vêtus de nos manteaux ou pardessus pendant les cours. En 1944, les événements : raids alliés continuels puis l'arrivée des Américains en septembre, perturbèrent et allongèrent les vacances annuelles. Ces facteurs handicapaient sérieusement les programmes de cours.

Dans les pays anglo-saxons, les élèves des lycées, pouvaient choisir les cours selon leurs affinités personnelles alors qu'en Belgique, les « programmes » étaient rigides et plutôt copieux. L'enseignement secondaire belge offrait trois variantes : gréco-latine, latine-math et scientifique. Mon aversion pour les maths et les sciences exactes me fit choisir gréco-latine mais le programme n'y était cependant pas dépourvu des cours abhorrés tels que math., sciences, chimie et physique. Après la 7ème préparatoire le programme type comptait les cours suivants : français, latin, grec, néerlandais, anglais (ici nous avions le choix entre l'allemand et la langue de Shakespeare et là j'ai eu du pot parce que l'année suivante, l'allemand devint obligatoire). Maths, sciences, chimie, physique, dessin « technique », histoire, géographie, morale ou religion, Gymnastique. Soit treize cours obligatoires alors que dessin artistique et musique (inclus dans le programme de la préparatoire) étaient facultatifs. Cela donnait un total de treize cours pour lesquels (en gréco-latine) les minima de réussite imposés étaient de 60% en français, 50% en latin, grec, géographie et histoire et 40% pour les autres cours.

Une parenthèse : Lors d'un séjour en Belgique avec mon épouse dans les années 70, nous sommes allés prendre un verre au Café du Luxembourg à deux cents mètres de l'Athénée. Vers les 14 heures, des élèves adolescents arrivèrent au café pour y prendre une bière et fumer une cigarette, ils y furent rejoints par un jeune prof. qu'ils appelaient par son prénom !!!

Trente ans plus tôt, un seul de ces trois tabous eut entraîné l'expulsion immédiate du potache et peut-être aussi du prof.

Les uniformes scolaires de tradition en Angleterre n'existaient pas chez nous. Chaque Athénée Royal avait sa propre casquette : la nôtre était noire et ornée d'un ruban blanc et noir (les couleurs de Charleroi). Chaque casquette portait une étoile par année soit une étoile en 7ème préparatoire allant jusqu'au maxi. de sept étoiles en première appelée aussi la rétho. (pour réthorique.)

Alors que j'étais en 6ème, je me trouve un jour engagé dans une activité illégale consistant en des expériences de balistique avec une sarbacane : un tube d'acier d'environ 20 cm et d'un diamètre permettant la projection de grains de chanvre. Mon acolyte dans cette aventure était un gamin de mon âge qui venait d'être admis à l'Athénée après avoir été expulsé du Collège des Jésuites. Il ne portait donc pas encore de casquette. Au magasin Sarma, je souffle un projectile sur la joue d'une vendeuse (c'était à la fois idiot et dangereux !) au cri de la jeune femme succède immédiatement une rude paire de claques assénées par un employé qui se trouvait derrière moi. Dans la minute qui suit, je suis confronté au Directeur du grand magasin où une autre paire de baffes me fait rester au garde-à-vous. Ma casquette m'identifie comme un élève de l'Athénée et on me somme de révéler le nom de mon complice que le service de sécurité n'avait pas réussi à appréhender. Lâchement je donne son nom, mais comme un élève des Jésuites, en me disant donc qu'ils ne le trouveront pas. Peine perdue, le gars fut identifié à l'Athénée et expulsé. Ma propre peine se limita à deux jours de « renvoi » difficiles à expliquer au père Flandre.

 

LES RAIDS AÉRIENS

La progression des hostilités et ses conséquences : raids aériens, hivers sans chauffage handicapaient sévèrement les progrès scolaires surtout pour les individus qui, comme moi se montraient allergiques aux efforts pédagogiques. À cet âge je rêvais de devenir pilote, un projet irréalisable car, en math. et en physique, mon cas était sans espoir. J'étais loin de me douter que, bien des années plus tard, traducteur technique dans les domaines multiples de l'aéronautique, je serais Officier dans une Armée de l'Air et que, bien que non navigant, je volerais sous bien des cieux africains et sur une variété impressionnante d'appareils.

Les Allemands publiaient d'excellents carnets de silhouettes qui donnaient les caractéristiques et performances de tous les avions engagés dans le conflit mondial. Comme beaucoup d'autres gamins, j'identifiais immédiatement tous les appareils visibles dans notre théâtre européen des opérations. À très haute altitude, les flying fortresses B17 dessinaient leurs traînées de condensation avec autour d'eux les Lightnings et les Mustangs d'escorte, les chiens bergers protecteurs du troupeau.

Nous ne voyions jamais les bombardiers de la RAF qui n'opéraient que la nuit. Par contre, à Frasnes, j'ai vu un jour, à moins de 50 mètres au dessus de notre jardin, un Me 109 volant à toute vitesse et suivi de près par un Spifire aux cocardes de la RAF et qui lâchait de courtes rafales. Je n'ai jamais su si l'Anglais avait descendu l'Allemand.

Au printemps de 1944, mon cousin Arthur et moi revenions dans l'après-midi d'un plantureux repas de première communion, dans une ferme à Villers Perwin. Dans la campagne entre Frasnes et Villers nous entendons un bruit de moteurs et nous repérons un quadrimoteur Liberator qui se traîne à très basse altitude, alors que nous regardons l'avion, les membres de l'équipage sautent les uns après les autres et tous les parachutes s'ouvrent. Nous n'avons jamais su où l'appareil s'était écrasé mais, malgré la proximité de l'aérodrome de la Luftwaffe à Gosselies et des Allemands qui suivaient vraisemblablement le drame, tous les Américains, recueillis par la Résistance échappèrent aux Fritz. Deux semaines plus tard, notre cousine Fernande, la fiancée du cousin Antoine cité plus haut et qui était couturière, se voit chargée par une flopée de jeunes filles de confectionner des blouses dans un tissu inconnu : le nylon des parachutes.

D'après les carnets de silhouettes cités plus haut, mon cousin et moi réalisions des maquettes fixes mais comme le balsa était introuvable, nous utilisions du peuplier. J'avoue ici que les modèles réduits de mon cousin étaient de loin supérieurs aux miens.

Pratiquement tous les jours, le ciel se remplissait de quadrimoteurs américains et des chasseurs d'escorte. La majorité des défenses antiaériennes allemandes étaient maintenant concentrées pour la protection des objectifs en terre allemande. À basse altitude on voyait aussi de plus en plus de Spitfires de la RAF et de Thunderbolts de l'USAAF

Après le débarquement du 6 juin, la radio anglaise nous conseille d'éviter de voyager par route ou par chemin de fer. En août de cette année, nous sommes plusieurs gamins occupés à glaner dans un champ bordant la chaussée de Charleroi à Bruxelles quand un avion américain, un Thunderbolt, nous plonge dessus à basse altitude. Nous agitons tous nos sacs de jute et le pilote a certainement vu que nous étions des gosses. Quelques instants plus tard, il a viré et il plonge sur une camionnette gazogène des services postaux qui se traîne poussivement sur la chaussée. Le chauffeur voit l'appareil à temps et saute dans le fossé mais le convoyeur, sous la bâche et parmi les sacs de courrier n'a rien vu. Une balle de calibre 12,7 mm lui sectionne la jambe à hauteur de la cuisse et, quand mes camarades et moi arrivons près du véhicule, le pauvre bougre et déjà mort. Dans la foulée, l'avion avait aussi mitraillé une locomotive haut-le-pied dans la gare toute proche. Les rails étaient percés par les projectiles perforants comme s'ils eussent été faits de carton. En plus des douilles de 12,7 éjectées et solidaires de leurs maillons de bandes, on trouvait aussi des myriades de bandelettes de papier noires sur une face et argentées sur l'autre qui, nous l'apprîmes plus tard, contrariaient l'efficacité des radars ennemis.

Quelques jours plus tard alors que les Allemands sont en pleine retraite et ils utilisent des routes secondaires pour échapper aux attaques aériennes. Je suis toujours chez ma grand'mère quand nous entendons des feux de mitrailleuses. Je grimpe en vitesse au grenier et j'ouvre la lucarne à temps pour saluer du bras un « Thunderbolt » qui prend sa ressource, à 50 mètres d'altitude, après avoir matraqué une colonne allemande surprise dans la rue Fr. Givron à 400 mètres de chez nous. Fier comme Artaban, je vois le pilote américain agiter la main pour retourner mon salut.

Les Allemands fuient comme des lapins jusque dans la grande prairie qui borde notre rue. Au bas des escaliers ma grand-mère hurle : « Disquindè, gamin, vos d'allé vos fé tuwer !* ». J'avais certainement eu de la chance car si les Allemands m'avaient vu gesticuler à cette lucarne ils m'auraient probablement envoyé une rafale de mitraillette.

 


*« Disquindè, gamin, vos d'allé vos fé tuwer : descendez, gamin, vous allez vous faire tuer. [Le wallon frasnois vouvoyait alors que celui plus rude des mineurs de Gilly tutoyait]

 

 

LA LIBÉRATION

Quelques jours plus tard mon père est venu me récupérer et nous avons regagné Gilly à vélo. Nous gardions l'œil et les oreilles attentifs au moindre bruit d'avion mais nous arrivâmes sans encombre et sans même avoir vu un seul Allemand.

J'ignore combien de jours se sont écoulés avant l'arrivée des Américains, le 6 septembre je crois, la nuit précédente un dernier blindé allemand avait dévalé la Chaussée de Fleurus en tirant au hasard dans les façades des maisons. Tout Gilly se tenait coi derrière les logis fermés où les machines à coudre faisaient des heures supplémentaires pour fabriquer une panoplie de drapeaux alliés dont certains, dont celui des USA étaient des plus cocasses.

La nouvelle « les Américains sont là » s'est répandue comme une traînée de poudre ; mon père et moi grimpons la Rue des Grandes Vallées à toute pompe puis, par la ruelle du Capitaine, le Try-Royelle et la Rue du Calvaire nous atteignons la Chaussée de Charleroi, à proximité du Gazomètre où nous avons des amis : les Suain. Une colonne américaine envahie par une foule exubérante s'est arrêtée car une poche de résistance allemande bloque sa progression au niveau du Vieux Campinaire. Nous n'avons rien à offrir aux G.Is mais mon père sort son paquet de V.F. et en offre une à un soldat accoudé à son blindé. Le pauvre gars en tire deux bouffées, fait la grimace, écrase la cigarette sous son talon, produit un paquet de Lucky Strike à la grande joie de Willy Suain et de mon père qui commente : « on n'sé né s'pârler mins on s'comprind bé* ».

Dans un même temps, il se passe des scènes atroces sur la place communale où des voitures trouvées on ne sait comment par la « Résistance »  amènent les collaborateurs connus, souvent du menu fretin, qui n'ont pas suivi les Allemands en retraite. Les résistants, véritables ou de dernière seconde, ont surgi comme des champignons après la pluie. Les collabos. sont débarqués à la Chaussée de Lodelinsart et doivent traverser la Place Communale jusqu'au bureau de police entre une haie de gens qui hurlent et les tabassent sans pitié. Il y a là un boulanger (dont le fils, Jean-Marie Schwaenen, a été envoyé au camp de concentration de Brendonck) qui soulage une haine bien compréhensible à coups de rouleau de pâtissier. J'ai vu un homme tituber sur le seuil du bureau de police, un œil lui pendait sur la joue. Dans le bureau, le Commissaire de police les matraquait tous sans exception. Trois semaines auparavant, des collabos avaient pénétré au domicile du Commissaire connu pour ses sentiments antinazis. L'homme n'était pas chez lui, les tueurs emmènent son épouse qui, avec une douzaine d'autres victimes, sera tuée d'une balle dans la nuque.

Ces assassinats furent commis dans une maison isolée à Courcelles. Les assassins, tous des Belges, avaient leur QG dans une maison de l'Avenue de Waterloo à Charleroi. Si mes souvenirs sont bons, ils furent appréhendés après la guerre, jugés et fusillés à Charleroi.

Nous nous fîmes très vite à la liberté retrouvée. Les Américains avaient repris l'usage des grosses propriété auparavant réquisitionnées par les Allemands. Leurs gros GMC qu'ils conduisaient sans ménagements en démolissaient systématiquement les portiques d'entrée. Leur manque de discipline était flagrant. Ils aimaient notamment se soûler dans les rues mais les G.Is appréhendés en état d'ébriété par la Military Police subissaient un matraquage préliminaire avant d'être embarqués. Ils vivaient dans un luxe inimaginable pour nous les Belges et ce luxe les rendait insensibles à nos problèmes. J'ai vu une sentinelle couper en deux une orange, en exprimer sommairement les deux moitiés dans son quart en étain puis les jeter dans la rigole sous les yeux d'un gosse de 5 ou 6 ans qui n'avait probablement jamais vu ce genre de fruit. S'ils étaient prodigues de leurs chocolats, chewing-gums, cigarettes et autres friandises, c'était surtout au profit d'une catégorie de femmes dont beaucoup avaient été tondues pour collaboration, emprisonnées à court terme à la verrerie désaffectée « Fourcault » à Dampremy puis relaxées à temps pour reprendre leurs activités. Les soldats américains se distinguaient aussi pour leur propension à jeter sur la voie publique des préservatifs utilisés et dans lesquels les mômes soufflaient parce qu'ils les prenaient pour des ballons.

Les denrées comestibles nous furent rapidement accessibles grâce, nous dit-on, à la contribution importante en or et uranium du Congo Belge à l'effort de guerre allié. Nos voisins, Français, Hollandais et, surtout les Britanniques furent encore rationnés pour longtemps. Le seul marché noir qui subsistait était celui des cigarettes américaines dont un paquet coûtait alors 40 francs. Un soir, mon père buvait une bière dans un bistrot local. Entre un G.I. qui avait parqué son camion devant le café. Le patron du bistrot murmure à mon père de surveiller la transaction qui va suivre. Le G.I. sirote sa bière, un client lui dit quelques mots, glisse une liasse épaisse dans les mains du soldat puis s'en va tranquillement. Après 10 minutes, le G.I. sort mais revient aussitôt fort excité en criant qu'on lui avait volé son camion, démarré évidemment avec la clé de contact qu'il avait donnée au trafiquant belge. Le véhicule était vraisemblablement chargé de cartons de cigarettes. Un Fritz, pour autant qu'il se fût mis dans une situation analogue, aurait été fusillé qu'il fut coupable ou innocent. Le G.I. s'en tirait vraisemblablement avec une déclaration à la Military Police.

Encore invaincus les Allemands utilisent des armements nouveaux. Les mercredis et vendredis, je fréquentais la piscine couverte de Charleroi réservée aux clubs le soir. Les aviateurs américains basés à Gosselies y venaient également j'admirais surtout les peintures diverses qui ornaient leurs blousons de cuir. J'ai vu là un Peau-rouge, un vrai, mitrailleur de queue et je lui demande un jour s'il avait rencontré des chasseurs à réaction de la Luftwaffe et il me répond : « Yeah, Now you see it, now you don't » . En traduction libre : « Ouais, maintenant tu le vois et, aussi sec, tu ne le vois plus ».

Vers la fin de 1944, les V1 font leur apparition . Ces bombes volantes sont aveugles. Le bruit de leur moteur fusée imite celui d'une moto. Parfois il s'arrête et tout le monde se fige et retient sa respiration, après une ou deux secondes, le bruit reprend et le V1 poursuit sa course mais si le silence persiste il sera bientôt déchiré par l'explosion de la bombe tombée à proximité. La région de Charleroi se trouvait hors de leurs trajectoires et il n'y eut que quelques impacts. Par contre, Liège et Anvers étaient impitoyablement bombardés par les V1 ainsi que les V2. Ces derniers dépassaient la vitesse du son et on ne les entendait piquer qu'après leur explosion. Leur charge explosive était dévastatrice.

Nous avons recueilli un ménage et leur fils dont la maison avait été détruite dans la banlieue liégeoise. Le père, mineur de fond, travailla au charbonnage des Grandes Vallées pendant son séjour chez nous. Nous gardâmes des relations amicales avec eux bien longtemps après la guerre. À Frasnes, mes grands parents accueillirent une famille anversoise. Le père continuait à travailler à Anvers alors que la mère et les deux filles restaient à Frasnes. Après la guerre ils émigrèrent aux U.S.A.

Avant de voir la fin de cette guerre il nous fallut encore subir les menaces de l'Offensive Von Rundstedt. Après un succès initial favorisé par un ciel bouché qui empêchait l'intervention des avions alliés, et la résistance opiniâtre des Américains de la « 101 Airborne » à Bastogne, les Allemands furent enfin repoussés non sans avoir détruit quelques jolies villes des Ardennes dont, en particulier, Bastogne, et Laroche.

 


*« on n'sé né s'pârler mins on s'comprind bé » : on ne sait pas se parler mais on se comprend bien

 

 

EN CONCLUSION

En mai 1945, la guerre se termine en Europe avec, à Charleroi, une liesse folle, une foule immense dans les rues et l'émerveillement de l'éclairage public allumé après tant d'années noires. Pour beaucoup, la fin de la guerre n'apportait pas la joie car ils avaient subi des pertes cruelles dans leur famille ou parmi les amis. De nombreuses maisons furent détruites et pas seulement par les Allemands. En 1944, à Schaerbeek et à Montignies sur Sambre, les bombardiers américains commettent des erreurs de visée impardonnables (en plein jour, temps clair et ensoleillé et pas de « Flak » ennemie) et tuent plusieurs centaines de civils belges.

Il y eut aussi le calvaire des prisonniers de guerre, des déportés aux travail forcé et des prisonniers politiques dont beaucoup moururent si loin de chez eux. Au début de l'occupation, Léon Spak, un gosse de mon âge arrive un jour à l'école avec une étoile jaune cousue sur sa veste. Son père était cordonnier à l'entrée de notre rue. Léon avait deux sœurs, une adolescente et une petite fille de 6 ans. Nous savions qu'ils étaient juifs, réfugiés de Pologne et cette particularité ne nous dérangeait nullement. Un peu plus tard et en une seule nuit, les Allemands auront emmenés tous les juifs et nous ne les reverrons jamais.

Mon enfance se terminait donc et j'entrais dans l'adolescence dans un pays enfin libre. Dans le cours de ce modeste récit, j'aurai omis bien des détails mais s'il me reste du temps j'essayerai d'y pallier par quelques anecdotes.


Val(ère) Flandre | mars 2004 | Eshowe (KZN) | Afrique du Sud