1914 - L'INVASION ALLEMANDE - 1918


2. L'INVASION ALLEMANDE

L'Allemagne déclara la guerre à la Belgique le 4 août 1914. Tandis que l'armée belge opposait à l'invasion prussienne une résistance héroïque et que la forteresse de Liège tenait tête à des forces écrasantes, le pays de Charleroi ne connut pas d'événement militaire belge.

Le 3 août le 1er régiment de chasseurs à pied caserné à Charleroi, quittait la ville pour gagner Huy, puis Liège. La garde civique assumait la défense de l'ordre et la garde des ponts, des routes et des chemins de fer. Le 16 août l'on vit apparaître les premiers soldats français à Charleroi qui semblaient attendre des ordres ultérieurs (page 9).

Le 21, au soir, le bruit courait qu'à Gilly Sart-Allet, dans le bois de Soleilmont et plus tard à Gilly Village « Saint-Rémy » se trouvaient des patrouilles, puis de nombreuses troupes allemandes. Les premières troupes, fidèles à leur universelle tactique, ramassèrent, partout où elles les purent trouver, les hommes valides et les vieillards, dont elles se firent précéder, pour affronter l'ennemi (page 15). Les Français placèrent des barricades à Deschassis, à la Planche et à la prison, dos à la Sambre. Soudain les mitrailleuses font feu, les Français, en raison de la déclinité de l'endroit, ont pu pointer leurs armes de façon à épargner le premier groupe où marchaient les civils. Désorientés, les fantassins sont pris de panique et, tiraillant au hasard, atteignent sans doute quelques-uns de leurs hommes, ils reforment leurs rangs.
Les Français se replient sur la rive droite de la Sambre. Une demi-heure plus tard la colonne se remit en marche. A peine avaient-ils essuyé le feu des Français que les (page 16) Allemands se mirent en devoir d'incendier les maisons depuis le Carrosse jusqu'à Bon-Air, la route de Bruxelles ne fut bientôt plus qu'un brasier : ils épargnent certaines maisons et allument impitoyablement les autres; par contagion l'élément destructeur se charge d'augmenter l'horreur voulue par les incendiaires.

C'est un épouvantable enfer : aux sinistres lueurs de l'embrassement viennent s'ajouter les scènes affreuses du pillage et du meurtre dans les rues, les soldats des 1er et 2e comp. du 10e bataillon de réserve des pionniers tirent au hasard, visent les fenêtres, abattent les fuyards. Épouvantés, les habitants, se terrent dans les caves, s'enfuient par les jardins. L'artillerie amenée au sommet de Sainte-Antoine lance au hasard plusieurs obus sur le fond, du viaduc, rue du Grand-Central, gare de l'Ouest atteignant également la rue de la Montagne et les environs. Comme la barricade reste muette, l'envahisseur reprend sa marche; les civils (page x) qui précèdent les lignes s'augmentent de tous ceux que les soldats débusquent de chez eux; brutalement, les hommes sont arrachés à leurs foyers et (page 17) versés dans la masse. S'ils font mine de résister en tentant de s'enfuir, on tire sur eux comme sur du gibier.

Un groupe de guerriers descend la rue de Châtelet, par la rue de la Cayauderie, contourne les Français à Montignies et à Couillet, Sur leur passage, ils incendient les maisons, dévalisent les magasins, brutalisent les civils qu'ils saisissent comme otages, laissent derrière eux une lugubre traînée de feu font sortir des maisons les habitants de l'endroit et les contraignent (page 17) avec les autres prisonniers, à déblayer la route, rebroussent chemin avec les otages qui les précèdent et se dirigent, par Charleroi Nord, vers Gilly Haies et Montignie-sur-Sambre.

La sinistre caravane est précédée d'une avant-garde de civils; les uns en manche de chemise (page 18), les autres en pantoufles ou en sabots, dans l'accoutrement de fortune où les a surpris la soudaineté des événements. Ils sont une quarantaine: parmi eux, on aperçoit un boulanger, M. Vital Stevenart de Dampremy dont les mains sont gluantes de pâte, grièvement blessé dans la rue du Grand Central, un vieillard aux cheveux longs d'un blanc jaunâtre, des prisonniers garrottés comme des criminels et attachés les uns aux autres; les bras en l'air, la figure respirant la terreur, ces malheureux s'en vont à la boucherie; de chaque côté, des soldats les surveillent et les maltraitent.

Les Français sont une quinzaine en embuscade à la prison en face du pont. Ils appartiennent au 119e régiment de ligne, derrière une barricade improvisée. A peine le cortège est-il en vue, qu'avec leurs mitrailleurs, ils ouvrent le feu. Un prisonnier crie : « couchons-nous ! » les combattants se jettent contre les murs. Malgré cela quelques-uns sont atteint; des otages (boucliers) en grand nombre sont tués ou blessés (page 19). En descendant la rue du Grand Central (gare de l'Ouest) cinq otages qui font mine de s'enfuir sont abattus comme des lapins.

Ils brisent portes, fenêtres, vitrines et par là, jettent des rondelles de poudre dans les habitations. Bientôt la rue, prélude à l'incendie de Charleroi, flambe de haut en bas (page 20). A plusieurs endroits, ils se font précéder d'un nouveau contingent de citoyens qu'ils viennent de dénicher, certains voulant s'enfuir furent abattus : tirailler, vider les maisons, allumer l'incendie leur prit une heure et demie.

Au moment de se remettre en marche, sur les quarante otages, plus de vingt jonchaient le pavé, tués ou blessés. Quelques cadavres furent partiellement carbonisés par les tisons tombant des maisons incendiées (5). Il n'y eut, ni dans la banlieue ni dans la ville de Charleroi, de combat acharné; pas une maison ne fut occupée par les Français ni défendue par les civils; l'assaut qu'il fallut livrer aux habitations n'exista que dans l'imagination des chroniqueurs allemands, et la résistance de la population à l'entrée des troupes germaines est un pur roman inventé par l'état-major du général Von Bahrfeldt (page 23).

Mais ce qui est vrai, c'est le mouvement que le commandant de la 19e division de réserve imprima à son armée en orientant sa marche vers Montignies-sur-Sambre (page 23).

En effet, le 22 (matin) le général donna l'ordre à ses hommes de prendre à gauche (Bon-air) et de gagner Montignies par Charleroi Nord et Gilly Haies : nous les avons vus envahir toutes les rues conduisant à Montignies et poursuivre leur avance au milieu des incendies, des dévastations et du pillage. En progressant, ils prélevaient des civils, leur liaient les mains, les entouraient d'une corde. Vers 8 heures 30' du matin nous identifions le 74e régiment d'infanterie de réserve à Jumet-Houbois, sur la chaussée de Gilly : il s'est emparé de M. le Curé Lewuillon et de son Vicaire, M. De Muynck, et se sert d'eux comme d'un bouclier. Par Jumet Hamendes, chaussée de Ransart et Gilly Haies. Vers 11 heures, nous le voyons défiler, chaussée de Montignies et chaussée de Gilly à Montignies-sur-Sambre. Prenant les rues du Chênois, de Châtelet, de Lodelinsart, d'autres troupes exécutent le mouvement tournant par la rue de la Cayauderie, à Charleroi Nord, ou la rue du Calvaire, a Gilly, et aboutissent à Montignies-sur-Sambre.

Selon le témoignage de M. l'ingénieur Cailleaux, directeur de la chaudronnerie de la chaussée de Gilly, les premiers ennemis que l'on vit, le 22 août, à Montignies-sur-Sambre, furent une quinzaine de cavaliers qui se dirigeaient vers la rivière, pour explorer le pont. Les éclaireurs s'enhardirent jusqu'à la place du Centre, observèrent à la place du Bloc la barricade française, dont les défenseurs avaient disparu la veille, et constatèrent qu'elle n'était pas occupée. Ils descendirent de cheval, roulèrent une cigarette, puis se remirent en selle pour rejoindre les rangs de l'infanterie prussienne (page 24).

Vers 10 heures du matin, une trentaine de soldats descendirent la chaussée de Gilly (venant de Gilly). Vers 11 heures, une infanterie nombreuse s'avança vers le centre de Montignies : fut-elle attaquée par les Français ; On vit ces troupes rétrograder, à quelques centaines de mètres de la chaudronnerie Cailleaux « Véritas » et envahir les campagnes, les champs en face de cette usine : les hommes se mirent au repos. Entre midi et une heure, fut intimé l'ordre en avant, l'on vit apparaître à la place du Centre les premiers fantassins du 73e régiment de réserve, ils défilèrent pendant une heure, précédés de civils : le bouclier vivant qui protège ce groupe, composé de 1000 prisonniers, est entouré d'une corde et gardé aux quatre coins par des soldats. Afin d'empêcher les Français de faire sauter le pont, les Feldgraven massent sur le tablier de droite, un contingent de civils ... Plus tard, quand le tour viendra pour le charrois de traverser la Sambre, on éprouvera la sécurité du pont, en y faisant circuler, aller et retour, des voitures d'habitants réquisitionnées en cours de route pour le transport des approvisionnements (page 25). Les bataillons au repos, s'échelonnent bien loin sur la chaussée de Gilly « jusqu'à Gilly ».

Un aréoplane allemand, venant apparemment de Châtelet, survole Montignies, tournoie au-dessus de la place, et semble faire signe aux hommes. Soudain, un officier lance un coup de sifflet : d'est le signal d'une tiraillerie aveugle, qui se répercute de compagnie en compagnie et provoque dans les rangs des soldats le désarroi et la panique ... Quelle est la cause de cette stupide fusillade ; Faut-il la voir dans les combats que Français et Allemands se livraient à Couillet ; Il n'y avait plus un seul Français dans la commune, et, devant l'appareil formidable de l'armée ennemie, pas un seul civil n'eût osé, même s'il en avait eu le moyen, faire acte de révolte : depuis une heure de l'après-midi - car la fusillade commença vers 6 heures - Montignies était occupé par les Prussiens, et le défilé ininterrompu des soldats n'avait fait qu'augmenter l'impression de terreur.

Ce furent, en tout cas, d'inénarrables scènes de meurtre et de désordre : effrayés, les chevaux se cabrent et veulent s'enfuir, les hommes, pris de panique ne sachant à quel ennemi s'en prendre, perdent la tête, tirent au hasard, se blessent ou se tuent mutuellement, ils s'attaquent aux civils, qu'ils brutalisent et fusillent à bout portant. Bientôt, sur toute l'étendue de la chaussée de Gilly jusqu'à 100 mètres de la rue des Audouins et au centre de Montignies, les flammes de l'incendie, que traverse partout une fumée âcre et suffocante, rendent les rues impraticables, et favorisent la confusion de l'armée, et, dans l'affreux vacarme, qu'intensifie encore l'effondrement des toits (page 26), on perçoit le fracas des canons, les détonations saccadées des fusils, le bris des vitres, les hurlements sauvages des combattants, les lamentations des femmes, les cris perçants des enfants ... Toute la nuit jusqu'à huit heures du matin, avec des alternances d'accalmie, ce fut un horrible chaos, où la brute humaine et les éléments déchaînés rivalisèrent d'horreur. Rien n'échappe à la rage des soldats : ils incendient la chaudronnerie Cailleaux, et les écoles des Frères, où des lits ont été aménagés en vue d'une ambulance, ils tiraillent dans les fenêtres de l'hôpital Sainte-Thérèse où apparaissent en évidence les insignes de la Croix-Rouge: le docteur Émile Dutrieux et la sœur supérieure, occupés à panser les Allemands, s'avancent vers les incendiaires (page 27) et leur demandent ce qu'ils veulent, et pourquoi ils mitraillent un hôpital qui héberge leurs propres blessés. On a tiré sur nous, répondent-ils, en même temps, ils vont voir si l'on dit vrai, et exigent l'assurance qu'on ne tire pas : ils cessent le feu et même éteignent l'incendie de quelques maisons trop proches de l'hôpital.

Le docteur Dutrieux et la Sœur Supérieure parcourent le lundi matin les rues de la commune afin de recueillir les cadavres des civils : chez les uns, les crânes fracassés mettaient à nu la cervelle répandue par terre, d'autres regardaient devant eux fixement, tous portaient sur les traits la soudaineté de la mort, l'expression de la terreur. On en découvrit 33 dans les rues, les champs et les jardins. Dans un champ de betteraves, on en trouva 6 ou 7, fusillés presque côte à côte : c'étaient des hommes, dont plusieurs avaient été choisis parmi les otages (page 27). D'où étaient-ils ! Gosselies, Lodelinsart, Dampremy, Gilly, Montignies.

Pendant la nuit, François Genard fut conduit sur le pont comme otage : il se précipita dans la Sambre, espérant s'échapper à la nage, il fut tué à coup de fusil, était présent le Vicaire M. Émile Lumen de Gilly Haies.
Beaucoup de civils s'étaient réfugiés dans leur citerne, où ils se tenaient debout dans l'eau : on retrouva, le mardi suivant dans la citerne de M. Cailleaux, l'enfant, d'un an et demi, de Célestin Mahy, que la mère affolée, au moment où les Allemands voulaient s'emparer d'elle avait laissé tomber dans l'eau, en tentant de s'y précipiter elle-même; le petit corps flottait à la surface.

La famille Biélande s'était, elle aussi, réfugiée dans la citerne avec deux des enfants, le troisième, au berceau, était malheureusement resté dans une chambre à l'étage: le père, ayant voulu le sauver, ne put se servir de l'escalier que l'incendie avait fait écrouler. L'enfant fut carbonisé dans l'incendie, et l'un des deux autres asphyxié dans la citerne, le lendemain matin, les parents éplorés arrivèrent à l'hôpital, portant dans les bras le cadavre du petit. Le mardi 25, Mme Béliande recueillait les restes carbonisés de son enfant et les enterrait avec la dépouille de son second. On retira de la citerne les cadavres de Mme Nicolas Dofny, née Malvina Lemal, et de sa fille Simone, tuées par les Prussiens (page 28) : le corps de la mère était percé de coups de baïonnette. M. Dofny fut saisi comme otage, subit les traitements les plus cruels, et ne rentra qu'après trois jours. Devant le spectacle de sa femme et de sa fille assassinées, et des cendres de sa maison, il perdit momentanément la raison ... l'infortuné Dofny trouva la mort dans l'explosion de grisou du 15 décembre 1921 à Montignies-sur-Sambre (page 29).

À Charleroi, il n'est pas possible actuellement de calculer l'importance des dégâts : elle est énorme. Elle atteint, en tout cas, un chiffre considérable de millions. Souvenirs de famille, tableaux, meubles précieux, vaisselle rare, marchandises, valeurs, coffres-forts, tout est anéanti : il ne reste rien qui vaille. les progrès du feu furent si rapides qu'il fut impossible de rien préserver, l'entrée des Allemands à Charleroi et l'incendie de la ville furent si foudroyants que les gens s'échappèrent, éperdus, dans toutes les directions, esquivant un danger et tombant dans un autre ... C'est un désastre indescriptible (page 41).