1914 - L'INVASION ALLEMANDE - 1918


3. EN ROUTE POUR SAUVER CHARLEROI ET SA BANLIEUE

La fusillade venait de terminer son crépitement, et l'incendie battait son plein. Au risque de leur vie, quelques habitants de la rue du Grand Central, du boulevard Audent, de la rue de la Montagne et de la rue d'Orléans s'efforcèrent d'étouffer les flammes ou, du moins, d'enrayer leur progression.

Il pouvait être quatre heures de l'après-midi, quand à la tête d'un groupe de citoyens de la rue Charles Dupret, de la rue de Marcinelle et de la place de la Ville-Basse, Léon Henvaux se rendit chez le bourgmestre Emile Devreux, afin de le pressentir sur ses intentions de s'aboucher avec l'autorité prussienne : des réfugiés de Couillet, où était parvenue l'offensive ennemie, affirmaient que des canons étaient braqués sur la ville de Charleroi. A l'hôtel de ville, le Bourgmestre avait fait arborer le drapeau blanc, et déclara que les Français ayant assumé toute responsabilité, il n'avait plus qualité pour représenter la ville (page 42). A son tour, l'avocat Albert Dulait, accompagné de l'échevin Édouard Falony, allait trouver le Bourgmestre, pour le presser de s'expliquer avec le général allemand. Le magistrat n'hésite pas et s'apprête à partir ... Mais, au moment de se mettre en route, il est repris de scrupules : seul, le commandant français a qualité pour rendre la ville.

Ce soir-là, il renonce à la démarche. La nuit porte conseil ...

Le lendemain matin, dimanche 23, le Bourgmestre était prêt à courir tous les risques pour sauver Charleroi et sa banlieue.

Aussitôt fait que dit.

Albert Dulait mit gracieusement son automobile à la disposition du magistrat et s'offrit à l'aider dans ses efforts. Paul Dulait, étudiant notaire, devait accompagner les parlementaires en qualité de chauffeur. Émile Buisset, échevin des finances, constituerait avec le Bourgmestre et Albert Dulait, la délégation de Charleroi. Il convenait, pour la facilité des négociations, d'avoir avec soi un interprète allemand, on se résolut à prier Louis Smeysters, qui parle l'allemand à la perfection, de s'acquitter de ces délicates fonctions.

L'automobile, chargée de tout l'espoir de Charleroi démarra vers 5 heures 45' ; elle fila vers Montignies-sur-Sambre. Smeysters portait le drapeau blanc. À l'extrémité de la rue de Montignies prolongée, le véhicule ralentit sa course : au débouché de la rue, sur la place de Montignies on apercevait des Allemands, et il fallait à tout (page 43) prix éviter l'apparence d'une provocation; la place était couverte de convois, et, à l'entrée, campaient les voitures d'ambulance.

Une sentinelle, l'arme au bras, montait la garde, les autres soldats du poste dormaient sur les sièges des voitures et dans les chariots. A la vue de l'automobile, la sentinelle mit en joue : M. Smeysters, en signe d'intentions pacifiques, agita le drapeau blanc. On s'arrêta et l'on demande à parler à un officier, Un officier supérieur se présenta (page 44).

Dès qu'il apprit qu'il avait affaire aux notables de Charleroi, il se répandit en violents reproches contre les citoyens: « vous avez tiré sur nos soldats ! » répétait-il sur un ton qui ne souffrait pas de réplique.

Ce refrain, que les soldats et même les officiers allemands on stéréotypé en venant en Belgique, était destiné à résonner souvent comme un salut d'introduction, aux oreilles des délégués. On tâcha de s'expliquer. Pour adoucir la mauvaise humeur de l'officier, On exhiba les certificats de « bonne conduite », qu'avant de partir, M. Merckens, consul d'Allemagne à Charleroi avait décernés à la ville, et l'on exprima le désir de s'aboucher avec le général. Ces certificats attestaient les bons procédés de la population à l'égard des citoyens allemands et l'admirable élan de dévouement qui avait spontanément surgi du cœur de la cité, en vue de faire aux blessés un accueil charitable.

De rogue qu'il était, l'officier devint humain.

M. Smeysters demanda si un officier ne pouvait pas se joindre aux délégués, afin de faciliter le passage à travers les troupes et l'introduction auprès du Commandant.

Le lieutenant Von Hanneken fut désigné et monta dans la voiture, cet homme devait être un timide, il ne quitta pas sur tout le parcours, le grand revolver qu'il brandissait avec ostentation. On se remit en route, il fallut traverser Montignies et entrer dans Couillet, Sur le pont de Couillet se tenait (page 44) toujours les civil, en qualité d'otages; ils avaient passé la nuit là, debout, pendant le défilé des troupes, et, la mort dans l'âme, ils attendaient une décision.

En voyant une automobile belge, montée par des Belges qu'ils connaissaient, les malheureux ne purent réprimer un sourire et un salut.

Le général von Bahrfeldt, qu'il s'agissait de rejoindre, était, affirmait-on, au château de Parentville (Couillet Fiestaux). Un chemin très raide aboutit directement au château, avant de s'engager sur la montée, les délégués de Charleroi s'étaient vu mettre en joue plusieurs fois. L'automobile eut un mal infini à gravir cette côte à pic et c'est en se délestant de tout son équipage, qu'elle parvint enfin sur la hauteur ou perchait le château. L'état-major allemand s'était installé là. Les notables d'abord reçus par un officier, M. Smeysters fit les présentations. L'officier se mit à les invectiver et à leur affirmer sur le ton tranchant du reproche et de la certitude, que les habitants avaient tiré sur les soldats allemands. Toute dénégation était superflue. Vite, il ordonna à son secrétaire d'inscrire sur un carnet que la ville de Charleroi, pour avoir violé les lois de la guerre, serait imposée pour une somme de 50 millions. (4 milliards 1994).

Sur ces entrefaites, voici le général von Bahrfeldt, tenait en main les certificats de bonne conduite qu'on avait réussi à lui faire parvenir. La même rengaine retentit aux oreilles des parlementaires : M. le Bourgmestre, déclara le général von Bahrfeldt, les civils de Charleroi ont tiré sur nos soldats !

Le Bourgmestre protesta de toute son énergie de l'innocence de ses concitoyens et jura sur l'honneur qu'à (page 45) Charleroi l'on n'avait pas tiré. Les autres délégués ajoutèrent leur témoignage à celui du premier citoyen de la cité.

Deux officiers, qui observaient et écoutaient de loin, s'approchèrent du groupe et apportèrent à leur tour le poids de leur autorité (page 46).

« Vous en avez menti », disaient-ils, « les civils de Charleroi ont tiré sur les soldats allemands » et, déployant un plan de la ville, « voici même l'endroit d'où les coups sont partis », certifia l'un d'eux. Il montrait sur la carte le point précis d'où il prétendait que les civils avaient tiré. M. Albert Dulait suivait avec une attention aiguë l'explication de l'officier : il n'eut pas de peine à lui faire toucher du doigt son erreur. L'endroit qu'il indiquait n'était pas situé sur le territoire de Charleroi, mais bien sur une localité voisine. « Je n'entre pas dans ces détails », rabroua le général von Bahrfeldt, « on a tiré sur le passage de nos troupes, il s'agira de payer une indemnité de guerre; arrangez-vous avec les communes avoisinantes »

Le point capital, puisqu'il n'était pas possible de convaincre les Allemands du contraire, était de fixer le montant de l'indemnité.

L'officier supérieur qui avait d'abord accueilli les mandataires, revint à la charge avec sa proposition de cinquante millions. Les délégués, pour autant que le tolérait la position critique où ils se débattaient, poussèrent des hauts cris. Le général lui-même était d'avis que ce chiffre était exagéré, et il ramena l'imposition à dix millions (huit cents millions en 1994).

Même dix millions, le Bourgmestre et ses compagnons déclarèrent que c'était trop et qu'il serait impossible de les recueillir. Prenant la parole, M. Buisset expliqua, avec beaucoup d'habileté, la situation obérée des finances de Charleroi. Son discours parut faire impression et le général ébranlé, tout en s'en tenant à la somme de six millions, permit qu'elle fut versée par parties à échéances espacées.

Mais il fallait de toute nécessité que deux millions (160 millions en 1994) fussent payés avant 6 heures du soir, sinon, ajoutait-il en montrant les canons (page 46) braqués sur la ville, Charleroi sera réduite en cendres.

Outre les dix millions, le général von Bahrfeldt imposa des réquisitions multiples en grains, farine, avoine et paille. Le Bourgmestre ne put s'empêcher de faire remarquer que ces denrées n'existaient pas à Charleroi et que le général exigeait de lui l'impossible. « On nous demande bien à nous l'impossible », réplique l'officier; « arrangez-vous avec les bourgmestres des environs, et trouvez-moi le nécessaire, sinon, à 6 heures du soir la parole est aux canons ».

On rédigea une convention contenant les clauses formulées par les Allemands, et libellée dans les termes suivants : (page 47)