1914 - L'INVASION ALLEMANDE - 1918


5. LES OTAGES

On rapporte que Frédéric le Grand, roi de Prusse, se vantait d'avoir, pendant la guerre de sept ans, joué un bon tour à ses « amis » les Russes, en plaçant devant ses troupes, pour s'approcher de l'ennemi, des centaines de civils. En voyant en tête de l'armée prussienne leurs concitoyens désarmés, les Russes n'avaient pas tiré et ainsi avaient perdu la bataille.

Ce bien bon tour, les Allemands l'ont rejoué aux Français et aux Belges, en poussant devant eux des centaines d'habitants. Dans la région de Charleroi, fidèles à la tradition de Frédéric le Grand, ils ne pouvaient avancer d'un pas, sans être précédés et encadrés de civils; (page 88) et, même alors, un coup de feu venait-il à éclater sur leur chemin, immédiatement, battant en retraite, ils saisissaient tous les hommes des environs, les ajoutaient au troupeau des prisonniers, et reprenaient leur marche, masqués par ce bouclier vivant.

En descendant la chaussée de Bruxelles à Lodelinsart, les premiers envahisseurs, déjà alors protégés par un plastron de civils, furent accueillis à la planche de Dampremy par les salves des fantassins français. (page 88) Vite, ils rebroussent chemin, s'emparent des malheureux qu'ils cueillent dans les maisons, boutent le feu à toutes les habitations, et, précédés d'un rideau plus épais encore de citoyens, se mettent en devoir de marcher au-devant des Français. Cette tactique fut, de la part de l'envahisseur, dans tout le pays de Charleroi où les Français lui offrirent de la résistance, d'une application systématique. Et tous les habitants, sans distinction de sexe, de condition ni d'âge, leur étaient bons pour se prémunir contre les balles ennemies. Ils pénétraient dans les maisons comme des sauvages, et, sans égard pour la faiblesse ou l'infirmité, ils poussaient devant eux, en l'accablant d'injures et de mauvais traitements, le vil troupeau de la population civile.

Ces pauvres gens devaient impitoyablement marcher; on ne leur laissait le temps ni de s'habiller, ni de se couvrir, ni de prendre avec soi un vêtement plus chaud contre le frais du soir. On pouvait voir des femmes en négligé, déchaussées, échevelées, des vieillards sans couvre-chef, traînant misérablement leurs années et leurs infirmités, heureux quand ils ne recevaient pas de coups et des injures; des petites filles, plus mortes que vives, accrochées aux jupes de leurs mères; des pères inquiets pour le salut de leurs proches; des enfants tout jeunes, portés sur les bras de leurs mères; des prêtres enfin, qu'une vile soldatesque maltraitait, comme on ne maltraite pas le bétail récalcitrant.

Ces infortunés devaient souvent au milieu d'une grêle de balles, précéder les troupes allemandes : tantôt les mains en l'air durant de longues heures; tantôt couchés à plat ventre devant les mitrailleuses, dont les salves infernales crépitaient au-dessus d'eux; tantôt même en pleine bataille, comme les prisonniers de Châtelet, exposés aux projectiles français, les injures pleuvaient dru ainsi que les menaces; à voir les figures farouches des combattants, à interpréter les gestes expressifs qu'ils esquissaient avec leurs armes, ces malheureux otages s'attendaient à tout moment à être fusillés, (page 89) et déjà, ils avalent mis en règle leur conscience avec Dieu. Par la chaleur torride qui régnait le 22 août, ils durent rester des heures et encore des heures sans un verre d'eau pour étancher leur soif; et c'est merveille si un soldat allemand pris de pitié pour leur détresse, donnait à ceux oui marchaient près de lui, un morceau de pain pour apaiser leur faim.
Nous avons retrouvé, une fois le calme rétabli, des femmes et des enfants qui, à la vue et à l'évocation même d'un soldat ennemi s'effaraient et pensaient à s'enfuir (page 90).

Toujours en tête des troupes, nous rencontrâmes de l'artillerie venant de Gosselies. Le major dit ensuite en français à un membre de la Croix-Rouge, M. Fréson: « Vous pouvez vous retirer et les enfants de même » (quelques gamins étaient restés dans notre groupe), quand aux autres, en route. Vous avez tiré sur nos soldats, vous serez fusillés » (page 91).

Nous atteignîmes bientôt la place de Montignies où nous allâmes grossir les rangs des otages de la commune : parmi ceux-ci quelques-uns - victimes prochaines de la justice teutonne, sans doute - avaient les mains liées derrière le dos, Là nous fîmes halte.

Dès que les Allemands se furent convaincus que le pont n'était pas miné, et que leurs charrois pouvaient s'y effectuer sans danger un défilé ininterrompu de convois de munitions et d'approvisionnements passa sous nos yeux, éclairé par les incendies de Montignies et de Couillet.

Nous restâmes de faction sur le pont jusque vers 6 heures du matin, protégeant le cortège des Allemands et empêchant les Français, s'ils l'avaient miné, de faire sauter le pont. Une pluie fine et continue tombait qui perçait nos vêtements (page 92). Nous vimes passer devant nous, à notre grand étonnement, une automobile montée par des civils, parmi lesquels nous reconnûmes MM. Devreux, Buisset, et Albert Dulait, bourgmestre, député, et avocat. En roulant devant nous, ils nous adressèrent un bonjour amical, où se peignait la douleur et la pitié.

Vers 6 heures, huit civils, parmi lesquels le vicaire de Gilly Haies et les trois frères de la doctrine chrétienne avaient été expressément désignés, furent détachés de notre groupe et emmenés dans la direction de Loverval.

Les autre otages, et nous en étions, reprirent la route de Montignies. On nous mit en ligne sur la berge et, avant de nous donner le signal du départ, on nous fit la menace de nous fusiller si nous quittions les rangs. Nous fûmes conduits par toutes sortes de chemins à Montignies-Neuville. Là, les soldats s'emparèrent du Bourgmestre et de l'abbé Van Haeren, curé de la Neuville, et nous firent descendre avec eux, par Montignies Trieu, jusque sur la chaussée de Charleroi, où nous rencontrâmes, revenant en automobile de son expédition, le bourgmestre Émile Devreux.

Nous rentrâmes alors à Charleroi, escortant les troupes allemandes, toujours sous la menace d'être fusillés si l'on tirait sur elles. Toujours otages, nous fûmes massés dans les corridors de l'hôtel de ville au hasard de la place que nous pûmes y trouver. Comme nous mourions de soif, on nous apporta un seau d'eau dont, au moyen du gobelet d'un soldat, nous bûmes longuement et avidement; on nous distribua même un morceau de pain pour tromper notre faim. Il pouvait être 9 heures du matin, et nous n'avions ni bu ni mangé depuis qu'on nous avait saisis, c'est-à-dire depuis la veille à midi. De plus, nous étions harassés de fatigue, à cause de l'intolérable supplice qui nous était infligé de marcher les bras en l'air. Ce supplice fut presque continuel (page 94), les arrêts que nous fîmes par endroits, étaient les seuls moments dont nous pûmes profiter pour reposer nos bras : nous éprouvions à la nuque des douleurs insupportables.

Nous restâmes à l'hôtel de ville jusque vers 3 heures de l'après-midi, pendant qu'on discutait la question de la contribution de guerre à payer aux Allemands. À 3 heures, nous fûmes remis en liberté (page 95).

À Montignies-sur-Sambre les troupes allemandes étaient toujours précédées de groupes de civils. Ceux-ci massés par escouades de 30 à 50. Puis suivait un bataillon de soldats; on en a pu compter 10 à 15 groupes, venant directement de Gosselies, Jumet, Lodelinsart, Dampremy, Charleroi ... (page 102).

Enfin, dit l'abbé De Pauw, Curé d'Hymiée (Gerpinnes) « Nous exprimions' un jour à un sous-officier notre étonnement de cet étrange procédé; il répondit que les Allemands, en se faisant précéder des civils, n'avaient d'autre intention que de se protéger contre les francs-tireurs. »

Cette assertion, on vient de la constater, ne tient pas devant les faits. Nous préférons l'explication d'un journal d'outre-Rhin, qui affirmait sans broncher que la tactique consistant à placer des civils devant les armées en marche, remontait à la plus haute antiquité (page 103).

On a généralement constaté que les braves Français, en recevant le choc de leurs adversaires ainsi précédés de civils, faisaient tous leurs efforts pour épargner ceux-ci, et diriger leur tir sur les seuls Allemands.

Grâce à cette délicatesse, il arriva, peut-être, qu'ils tirèrent trop tard et, par là, compromirent la promptitude de leur action, ou même, en plus d'une circonstance, ne tirèrent pas du tout ... (page 110).

Tous les prêtres leur étaient bons à maltraiter et à tuer. Ils mirent ainsi à mort 47 ecclésiastiques, et en poussèrent devant leurs toupes au moins 200, qu'ils malmenèrent d'atroce façon (page 112).

L'abbé De Fillet, vicaire de Gilly Haies, fait prisonnier par les Allemands le samedi à 7 heures du soir était avec les otages à Montignies. Le vicaire fut accusé d'avoir tiré sur les soldats, excité la population à la guerre des francs-tireurs, accueilli chez (page 119) lui des civils portant des armes : toutes imputations qui n'avaient aucun fondement. Avec les otages, ils s'avancèrent jusqu'à Couillet-Queue, ils pouvaient être au nombre de 40 à 50. Ils parcoururent ensuite, en compagnie de civils, le bois de Nalinnes dans tous les sens, afin de vérifier si des ennemis ne s'y trouvaient pas, éclata un coup de canon, tiré par les Français : il se coucha de tout son long pour éviter les obus, car les belligérants commençaient la bataille. Dès que les mitrailleuses se mirent à tirer, on cria aux otages « Sauver-vous ».
Il fut relaché le dimanche vers deux heures de l'après-midi (page 120) : comme nous faisons de l'histoire objective, nous renonçons à dépeindre les souffrances morales que ces traitements comportent et nous nous en tenons aux faits extérieurs. Nous avons trouvé sur le champ de bataille de Gerpinnes une lettre d'un soldat français, écrite au crayon et datée du samedi 22 août. C'est une réponse à une lettre, également en notre possession, du père du soldat. Celle-ci est datée du 14 août, et expédiée d'Argenteuil, II bis, ruelle de l'Église. Elle annonce au soldat que son père est employé à la mairie, bureau de l'assistance publique, et qu'il lui expédie un mandat d'argent. Elle est signée M. Masson (page 98).

Voici la lettre du soldat:

Samedi, le 22 août

Mes chers parents,

Reçois à l'instant votre lettre du 14 août. Sommes au-dessus de Châtelet que nous avons occupé jusqu'à ce matin, où nous nous sommes repliés pour faire un mouvement tournant. Pour l'instant, nous déjeunons, car il y a vingt-quatre heures que notre ventre est à moitié vide; mais cela ne fait rien et augmente au contraire l'enthousiasme, car c'est bien pour la première fois que nous avons vu les Allemands; un combat acharné s'est engagé.

Les boches arrivaient sur une route (page 98) en colonne par quatre, alors c'est vous dire si on s'est occupé. Ces salauds-là poussaient devant eux des civils, mais malgré cela ils ont eu des pertes considérables : 25 p.c. au bataillon, 2 tués et 7 blessés. Un aéro monté par 3 officiers a été descendu par nos mitrailleuses, car les tuyaux d'orgue de 75 jouent aux Pruscos la marche funèbre.

Félicitation à l'employé de l'assistance publique et confiance en Dieu et en l'avenir.

Bons baisers aux personnes amies.

Recevez, mes chers parents, mes meilleurs baisers.

André.

A l'avenir, pas de mandat, des billets de 5 et les lettres fermées.

Mille tendresses.

André.

Cette courte lettre, rédigée en style télégraphique sous le feu de la mitraille, n'offre rien de déshonorant, au contraire, pour celui qui l'a écrite; nos lecteurs n'y verront assurément aucune tare pour la mémoire du soldat André MASSON, tombé héroïquement au champ d'honneur, et ils excuseront l'indiscrétion que nous avons commise en en faisant usage. Nous n'en retenons qu'un point : c'est que, sous les yeux même de l'ennemi les Allemands poussaient devant eux des civils et qu'ils se protégeaient ainsi contre les balles françaises.

Voici le résultat d'une minutieuse enquête au sujet de ces incroyables procédés (page 99).

A Monceau-sur-Sambre, un groupe en particulier dans lequel se trouvait M. Degline, remonta toute la rue de Trazegnies jusqu'aux écoles du Ruau. On les parqua dans la prairie en face ses écoles, et les y laissa jusqu'à 7 heures du soir. Un sous-officier, qui parlait à la perfection le français et disait même avoir été professeur d'allemand à Paris (pages 99, 100) , tâchait d'expliquer pourquoi les innocents pâtissaient pour les coupables. « L'armée allemande », disait-il, « doit s'avancer à promptes étapes et a besoin avant tout de sécurité dans sa marche; elle n'a pas le temps de faire de longues enquêtes, elle doit se protéger contre les attaques sournoises de la population. S'il arrive que des innocents soient punis avec les coupables, leur cas est pareil à celui des élèves d'une école : on châtie toute une classe pour le délit d'un seul, les membres de la classe étant à juste titre solidaires les uns des autres et responsables de la faute de tous et de chacun. Ici aussi les civils sont solidaires les uns des autres, et le crime de l'un doit naturellement retomber sur la tête de plusieurs : c'est la guerre ». C'est un raisonnement de brigand, mais force est de reconnaître que nous l'avons entendu de la bouche de plusieurs Allemands, et même de ceux que leur éducation aurait dû contenir dans les limites de la justice.

Le Bourgmestre de Lobbes, M. Duquesne, reçut d'un colonel ennemi la réponse typique qu'on va lire, « Quoi ! M. le Bourgmestre, vous êtes docteur en droit et vous ne savez pas encore qu'en temps de guerre, nous infligeons non pas des peines justes, mais des peines exemplaires ! »

Quoi qu'il en soit à 7 heures du soir, les otages de Monceau levèrent le camp et descendirent la rue de Trazegnies selon l'ordre suivant : en tête marchaient 4 civils, les mains en l'air, obligés de crier à tue-tête : « ne tirez pas sur les soldats ! », puis suivait une compagnie de soldats, ensuite 8 civils, une compagnie de soldats, 8 civils et ainsi de suite. Ils traversèrent donc Monceau, puis Marchiennes et allèrent jusqu'à la grange Quintin, où, en compagnie d'habitants de (page 100) Montignies qu'on leur avait adjoints, ils passèrent la nuit, entassés dans un petit espace, au nombre d'environ deux cents.

Vers 7 heures du matin, les gens de Montignies furent relâchés, et trois prisonniers fusillés. Les autres furent remis en liberté vers 1 heure 30' de l'après-midi (page 101).

Nous avons choisi comme exemple, la liste des maisons sinistrées et des civils tués qui parlera plus éloquemment que tous les raisonnements et toutes les sorties de colère indignée (page 158).

Il y eut là :

LieuxMaisons
incendiées
Partiellement
détériorées
Civils tués
Charleroi159-41
Lodelinsart9320216
Jumet86-10
Montignies-sur-Sambre13437
Monceau - Marchienne2516266 (page 242)
Tamines312-383
Dampremy-- 11
Couillet69-16
Anderlues71-3
Nalinnes12-2 (page 158)
Gilly+/-20+/-404
À ma connaissance, pas de recensement correct à Gilly, où il ne reflète aucunement la réalité;