INCENDIE DE CHARLEROI


par Victor Vande Vonder, Gilly (Charleroi), Belgique

TABLE DES MATIÈRES
       
  1. L'INCENDIE DE CHARLEROI
  2.    
  3. UNE PROMENADE AU BOULEVARD AUDENT
  4.     
  5. SOURCES
    
  • 1914 - INVASION ALLEMANDE - 1918


  •  

    1. L'INCENDIE DE CHARLEROI

    À première nouvelle de l'arrivée des Allemands, les habitants s'étaient retirés chez eux et avaient fermé leurs volets, conformément aux recommandations des autorités belges.

    Mais dès que se fit proche l'ouragan de la guerre, les uns se terrèrent dans les réduits les plus secrets; soulevés par l'instinct de la conservation, les autres s'enfuirent là où les conduisit le hasard de la route : les yeux hagards, la pâleur sur la figure, les vêtements en désordre, ils couraient ça et là, cherchant un abri, précaire peut-être, contre les balles et l'incendie. La fusillade dura jusqu'à 3 heures 15'.

    Un silence de mort régna alors sur la ville terrorisée.

    La seule animation qui régnait dans la cité était due aux troupes allemandes, qui rebroussaient chemin vers la route de Bruxelles; les brancardiers ennemis apportaient aux ambulances les blessés de Dampremy et de la rue du Grand-Central : parmi ceux-ci se trouvaient quelques civils.

    Les docteurs de Ponthièrre et Deperroy avaient été arrêtés par les envahisseurs et sur la promesse formelle qu'ils soigneraient bien les blessés, avaient été relâchés.

    Ils se mirent alors au service de la première ambulance : ils arrivaient à point. Et tandis qu'ils prodiguaient leurs soins aux victimes de la guerre, ils évoquaient l'incendie des maisons du boulevard, ,de leurs propres maisons; ils exprimaient leurs craintes au sujet de leur familles, sur leurs joues coulaient de grosses larmes car chez eux, le boulevard Audent était en flammes [1].

    Or Mme Périn dont la maison est située dans cette artère, était occupée, avec abnégation, à soigner les ennemis. En apprenant la nouvelle de l'incendie, elle ne bronche pas, ne ralentit pas un instant son dévouement, se contente de dire : peut-être que ma maison est en feu. Le lendemain, on constata que les flammes, s'arrêtant juste à temps, avaient épargné la maison du docteur Deperroy et de Mme Périn.

    Mais la nuit, l'éclairage de la ville ne fonctionnait pas, nous assistâmes à un spectacle aussi grandiose que lugubre.

    Tout le boulevard Audent, depuis le viaduc jusqu'au Collège des Jésuites, n'était plus qu'un formidable brasier : les flammes ajoutaient à l'impression effrayante causée par la fumée, et la fumée ajoutait au sinistre des flammes. Ici, les flammes s'élevaient jusqu'au ciel, en ligne directe ; et leurs contour sinueux, variant à l'infini, faisaient l'effet d'une énorme frange rouge en mouvement perpétuel.

    Si du carrefour des boulevards Audent et Defontaine, on considérait de part et d'autre l'enfilade des maisons qui flambaient, une constatation frappait : le terrible incendie avait interrompu sa course à la troisième ou quatrième maison précédant le Collège du Sacré-Cœur.

    De fait, ce Collège était, depuis la veille au matin, officiellement transformé en ambulance de guerre : le hussard Johannes Pein, blessé à la rue de Montignies y avait été transporté, et sa présence avait permis d'arborer, en toute légitimité, le drapeau de la Croix-Rouge. C'est là la seule raison de la non propagation de l'incendie au reste de la cité.

    De l'autre côté de l'horizon, on distinguait déjà les lueurs de l'incendie de Montignies car à l'instar de Charleroi, Montignies était en flammes [2].

     

    2. UNE PROMENADE AU BOULEVARD AUDENT

    Le lendemain, dimanche 23 août 1914, l'incendie était presqu'éteint. Nous arrivons à la rue de la Montagne : quel désastre épouvantable !

    Les grands édifices qui comptaient parmi les plus beaux de Charleroi et donnaient à ce carrefour un air de grande cité, ne sont plus qu'un souvenir.

    Détail curieux: une vieille pendule, antique souvenir de famille sans doute, reste accrochée intacte.

    Heureusement que dans sa course effrénée, il s'est arrêté vers le milieu de la partie sud de la rue, et que le vent ne soufflait pas, sinon la ville y passait tout entière. Plus loin, en approchant du quartier de la gare Centrale, les soldats n'allumèrent l'incendie que par groupes de deux ou trois maisons, comptant sans doute sur la contiguïté des bâtiments et la voracité du feu.

    Vers la prison, la rue est des plus éprouvées : presque tous les bâtiments, jusque bien avant le pont, sont consumés.

    Au moyen de hachette, les incendiaires pratiquèrent dans les volets une ouverture rectangulaire, à travers ce trou, ils brisaient les carreaux et lançaient dans les intérieurs des pastilles de poudre, ou des grenades enflammées, armées d'étoupe ou peut-être d'amadou, enduite d'une matière extrêmement combustible.

    Les flammes s'élevaient à une hauteur extraordinaire et communiquaient le feu à toute l'habitation. Tout à côté de la gare de l'Ouest, citons deux exemples de maisons sinistrées par les soldats allemands.

    Tandis que les incendiaires poursuivaient leur besogne, d'autres guerriers survinrent qui, au travers de la porte vitrée, tiraillaient dans le vestibule. Le père de famille, voyant à quel effroyable danger il était exposé, se réfugia avec sa femme, son enfant de treize ans, une servante et une personne étrangère, dans la cave d'abord, puis par le trou d'homme, dans la citerne: celle-ci pouvait avoir 70 à 80 cm d'eau [3].

    Ces pauvres gens furent surpris par l'asphyxie puis par le feu, qui pénétra jusque dans la citerne.

    Il est impossible de déterminer de quel genre de mort ils périrent : on les retrouva cinq jours après dans la citerne, bouillis, gonflés, flottant à la surface de l'eau.

    Ils étaient complètement méconnaissables ; le père M. Lambert avait reçu quelques balles dans le côté ; et les cadavres étaient tellement tuméfiés que le petit garçon avait gagné les proportions d'un homme.

    Sur le robinet fixé dans la cave et la citerne, on trouva comme un gant de chair: c'était l'empreinte de la main du mari, dont la peau avait adhéré au robinet.

    Deux portes plus loin même tragédie : M. U. Erculisse, charcutier, Mme Erculisse, un garçon charcutier, une femme à journée et la servante de M. le professeur Decoux, venue pour les emplettes, furent surpris par les flammes : plus moyen de sortir. On se réfugia d'abord dans la cave glacière, mais bientôt un brandon, tombant du toit et pénétrant par le soupirail, mit le feu aux matières combustibles : il fallu par le trou d'homme, se retirer dans la citerne. Là les gaz et la fumée eurent bientôt fait d'asphyxier les cinq personnes, dont on retrouva, le jeudi suivant, les cadavres tuméfiés flottant à la surface de l'eau.

    Au delà du viaduc, la série des maisons sinistrées continue par la route de Mons, vers Lodelinsart à travers Jumet jusqu'à Jumet-Brûlotte [4].

    Au moment où nous passions par Dampremy, nos vîmes l'endroit de la barricade élevée par les soldats français et, plus loin, couché à intervalles plus ou moins rapproché, quelque chevaux allemands, qu'on emportaient sur de lourds tombereaux.

    Les cadavres de ce bêtes étant déjà gonflés, la peau menaçait d'éclater. La chaleur intense avait développé des fermentations empestant l'atmosphère.

    Les hommes morts et blessés, avaient été recueillis depuis la veille.

    À Charleroi même, il y eu 159 maisons brûlées. [5]

    Les progrès du feu furent si rapides qu'il fut impossible de rien préserver. Les habitants n'eurent d'ailleurs, quand ils l'eurent que le temps de penser à se sauver eux-mêmes : on l'a déjà dit, l'entrée des Allemands à Charleroi et l'incendie de la ville furent si foudroyants que les gens s'échappèrent dans la tenue qu'ils portaient lorsqu'ils apprirent les événements: sans couvre-chef, en manches de chemise, ils s'enfuiaient, éperdus, dans toutes les directions, esquivant un danger et tombant dans un autre...

    Les troupes du général von Süsskind traversent Monceau-sur-Sambre sans encombre, mais sont arrêtées par le 1er escadron du 10e Hussard français et quelques unités du 119e français : elles se replient en désordre, incendient la commune de Monceau, assassinent dans d'atroces circonstances 66 habitants de cette localité, puis contournent par Hameau les ponts de Marchienne-au-Pont. Masquées par un rideau de civils, elles avancent en combattant par la route de Beaumont, et atteignent à la nuit tombante les hauteurs de Montignies-le-Tilleul ; des détachements du gros protègent le flanc droit par une diversion sur Leernes, et le soir même, occupent le pont de Landelies [6].
    À la lisière du bois Croquet et à Montignies-le-Tilleul, les Allemands s'emparent sans résistance des positions adverses, car les Français, plutôt que de massacrer des civils qui servaient de plastron aux Feldgrauen, préfèrent renoncer à tirer.

    Le 10e corps d'armée, qui tenait le secteur de Châtelet à Tamines, éprouva une résistance beaucoup plus sérieuse : descendant en avalanche de Fleurus vers Châtelet et Pont-de-Loup, dont les Français ont dans la nuit abandonné les ponts, la 19e division est vite aux prises avec l'ennemi retranché au sud-est de Châtelet. La bataille est acharnée et meurtrière. De leur artillerie bien réglée, les Français balayent les rues et les issues de Châtelet et infligent aux Allemands des pertes importantes. Mais ceux-ci font le tour des positions françaises et par les terrils des charbonnages du Gouffre et le village de Presles, prennent en enfilade l'adversaire qu'ils acculent à la retraite. Toutefois, pour celui-ci, le décrochage est difficile et ne peut s'opérer qu'au prix de lourds sacrifices.

    C'est alors que deux régiments de la 38e division d'Afrique (1er Zouaves et le 1er Tirailleurs, débouchent du bois de Châtelet, prononcent cette héroïque charge à la baïonnette dont le souvenir est resté vivace dans la région, et dans la course à l'objectif, se font littéralement faucher par les mitrailleuses allemandes. Vers midi, les Français se replient sur la ligne Nalinne-Farcienne-Hanzinelle.

    Les pertes françaises sont considérables : le 1er Tirailleurs seul compte 1.078 hommes hors de combat, parmi lesquels 378 tués. Les Allemands retinrent prisonniers à Châtelet, du samedi au jeudi suivant, une centaine de civils qu'ils contraignirent à recueillir les cadavres et à les inhumer [7].

    Une partie de la 40e brigade, en particulier le 77e régiment d'infanterie, tente vers 4 heures du matin (heure allemande) de forcer le pont de Tamines et malgré la violence du feu français, se dispose à gravir les hauteurs de Falisolle. En dépit de lourdes pertes, les assaillants atteignirent la gare de Falisolle ; mais d'énergiques contre-attaques françaises les obligèrent à se replier sur le Pont de la Sambre, qu'ils ne dépassèrent l'après-midi de ce jour. Dans l'intervalle, le 77e régiment d'infanterie se couvrait d'infamie, en mitraillant près du pont, sur la place Saint-Martin de Tamines, après les avoir acculés à la Sambre, 556 habitants innocents, dont 315 furent tués et 83 blessés [8]. La 19e division de réserve composée des incendiaires de Charleroi ayant dû rétablir l'ordre dans ses bataillons enchevêtrés, ne se mit en marche qu'à 10 heures (heure allemande) du matin. Près de Nalinnes, aux hameaux de la Prail-Limsony, elle se heurta aux Français, qui opposèrent une vive résistance ; l'intervention de l'artillerie n'y changea rien. Les soldats allemands semblent avoir hésité à passer à l'attaque, car le commandant de la 39e brigade de réserve, le prince Frédéric de Saxe-Meiningen, eut à payer de sa personne pour entraîner les tirailleurs : il fut frappé d'une balle sur la route de Philippeville [9].

    Voici que la situation s'améliore à Gozéee : la 26e brigade de réserve a mis en ligne ses dernières unités; enfin en dépit d'une contre-offensive française et après des luttes corps à corps, dont la violence et l'acharnement sont restés légendaires, elle parvient à s'emparer du sud du village. Elle est totalement épuisée et complètement désorganisée, mais elle reste maîtresse d'une partie du terrain... En même temps, la 38e brigade de réserve, décongestionnée, se précipite à l'assaut, et l'ennemi finit par lâcher prise : il se replie vers le sud. C'est la 36e division d'infanterie française, appartenant au 18e corps d'armée, qui se couvrait de gloire au combat de Gozée.

    Quoi qu'en disent les relations officielles allemandes, les Français étaient de loin inférieurs en nombre à la 2e division de la Garde : pour défendre le front de Gozée-Marbaix, ils ne disposaient que de deux régiments ; pour l'attaquer, les Allemands en alignaient quatre.

    On recueillit sur le champ de bataille de Gozée-Marbaix 409 cadavres de soldats français et 458 soldats allemands [10].

    Quatre bataillons seulement soutinrent au ponts de Lobbes le choc de la 14e division allemande. Après la prise des ponts, les Allemands s'infiltrèrent sur la rive droite et parvinrent plus nombreux que ne semblaient l'attendre les Français sur le plateau de Heuleu, c'est là que se déroula une lutte opiniâtre qui s'acheva par des corps à corps extrêmement meurtriers. Sur un espace de dix ares, raconte Georges Siraux, qui identifia 500 soldats français tués dans la région de Lobbes, on releva 250 cadavres allemands et français en nombre presqu'égal, couchés les uns parmi les autres dans un pêle-mêle inextricable. Coïncidence singulière, s'étaient entre autres le 57e Français et le 57e Allemand qui avaient combattu là [11].

    Telle fut en ses grandes lignes, considérée surtout du point de vue de l'envahisseur, la physionomie de la bataille de Charleroi.

    Le 23 août, à minuit, le général von Bülow envoya à l'Etat-Major général à Coblence, un télégramme résumant les progrès réalisés par la IIe armée. Il y mentionnait que les soldats allemands avaient dû, par endroits, se défendre contre les actes d'hostilité de la population civile [12].

    C'était là un monstrueux et criminel renversement des rôles : la population civile belge avait, en masse et individuellement, observé à l'égard de l'armée allemande d'invasion la correction la plus parfaite.

    Mais, partout dans la région de Charleroi, les braves soldats allemands s'étaient emparés de la population civile, pour s'en faire un bouclier contre l'armée française, et avaient massacré, sans motif ni jugement, des centaines et des centaines d'habitants de tout âge; ils avaient incendié et dévalisé des rues et des localités entières. Ils avaient honteusement et criminellement, violé les lois de la guerre et de l'humanité.

    Localité civils
    tués
    maisons
    incendiées
    maisons
    endommagées
    Tamines556312 
    Surice38  
    Charleroi41159 
    Jumet1086 
    Lodelinsart1693 
    Dampremy11  
    Montignies-sur-Sambre [16]37134 
    Couillet1669 
    Monceau6625162
    Châtelet842 
    Farciennes21132 
    Roselies294 
    Falisolle1531 
    Aiseau11116 
    Acoz352 
    Nalinnes212 
    Gozée533 
    Anderlues371 
    Lodelinsart 93202[*]
    [*] Maisons partiellement consumées, pillées [17].

    Et, pour masquer leurs forfaits, les soldats allemands jetaient la calomnie sur la population civile [13].

    M. l'Abbé De Paw, curé d'Hymiée (Gerpinnes) nous a certifié qu'à Gerpinnes les Hanoviens avaient placé des prisonniers français devant leur lignes. Nous exprimions un jour à un sous-officier notre étonnement de cet étrange procédé : il répondit que les Allemands, en se faisant précéder de civils, n'avaient d'intention que de se protéger contre les franc-tireurs. Cette assertion, on vient de constater, ne tient pas devant les faits. Nous préférons l'explication d'un journal d'Outre-Rhin, qui affirmait que la tactique consistant à placer des civils devant les armées en marche, remontait à la plus haute antiquité [14].

    On a généralement constaté que les soldats français, en recevant le choc de leurs adversaires ainsi précédés de civils, faisaient tous leurs efforts pour épargner ceux-ci, et diriger leurs tir sur les seuls Allemands. Grâce à cette délicatesse, il arriva peut-être, qu'ils tirèrent trop tard et, par là, compromirent la promptitude de leur action, ou même, en plus d'une circonstance, ne tirèrent pas du tout [15].

    Au total  46 écclésiastiques belges tués [18]. Aurait-on honte d'étaler au grand jour les motifs de leur exécution ? Ils fusillaient sans jugement comme sans raison les civils, qui, prétendaient-ils, avaient commis le délit de tirer sur les troupes et de tuer les hommes : en réalité ces civils étaient innocents, et leur arrestation, comme la mise à mort, étaient entachées de l'arbitraire le plus impardonnable.

    Nous avons choisi comme type, et la liste des maisons sinistrées et des civils tués parlera plus éloquemment que tous les raisonnements et toutes les sorties de colère indignée.

    Tamines : En une fois 556 hommes tués. En réalité 613 civils furent adossés à la Sambre pour être mitraillés ou blessés, 230 survivants n'échappèrent à la mort que par miracle, ou par la maladresse du tir des Allemands ou par des circonstances indépendantes de leur rage.

     

    3. SOURCES

    [1] pages 31, 32
    [2] pages 32, 33
    [3] pages 33-35
    [4] pages 36-38, 40
    [5] pages 40, 41 et 59
    [6] pages 59-60
    [7] pages 59-60
    [8] page 61
    [9] L'histoire de ce massacre est relatée dans la tragédie de Tamines, 3e édition, Duculot, Tamines, 1920
    [10] pages 66-67
    [11] page 68
    [12] Der Weltkrieg, page 395
    [13]
    [14]
    [15] page 110
    [16] page 158
    [17] pages 158-159
    [18] page 222